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Introduction à la musique de Iannis Xenakis :

Première partie : Trajectoires 

Chapitre 2 : L’utopie

Makis Solomos

« Aujourd'hui, il est possible que la société puisse accéder à une transformation de son esprit même, avec le remplacement des vieilles catégories du raisonnement par d'autres selon lesquelles beaucoup de notions traditionnelles apparaîtraient caduques. Ainsi celles de l'espace et du temps. […] La musique de demain, en procédant par une structuration inédite, particulière de l'espace et du temps, pourrait devenir un outil de transformation de l'homme, en influant sur sa structure mentale ».

                                                           Iannis Xenakis

Au début des années 1960, Xenakis commence à être reconnu en tant que compositeur. En 1963 interviennent deux événements importants : il obtient la fameuse bourse de Berlin-Ouest et, simultanément, un engagement pour des cours d'été dans une université américaine. Il peut désormais vivre en tant que musicien et abandonner définitivement la double existence qu'il menait jusque là pour subvenir à ses besoins financiers.

 La décennie qui s'ouvre, décomposable en deux temps, impose, dans sa narration, de corriger l'impression de linéarité, voire de téléologie, qu'aura pu susciter la fin du chapitre précédent, où il était question de la tentative progressive de fonder la musique. Xenakis n'abandonne pas cette idée, mais il dévoile d'un seul geste ce qui lui est spécifique : une extraordinaire faculté de proliférer dans tous les sens, sans jamais perdre l'unité propre à son œuvre — la formalisation reste un principe moteur, mais ne constitue qu'une direction parmi d'autres. Cerner l'unité et l'unicité de l'œuvre xenakienne constituera la tâche de la seconde partie de ce livre. Contentons-nous pour l'instant d'en montrer les multiples ramifications qui se déploient durant les années 1960 : ultime tentative de formalisation, parachèvement du modèle du son et première exploration du théâtre dans un premier temps (1963-67), débridement de la voix, conquête de l'espace et polytopes dans un second (1967-72).

L'époque qui suit (1972-77) célèbre la notoriété de Xenakis. La réalisation des polytopes, qui touche un vaste public — et dont le coût élevé suppose un compositeur pleinement reconnu par les institutions qui soutiennent la musique contemporaine —, en est un indice fort. La vie publique du compositeur va aussi dans ce sens : tournées mondiales pour des conférences, des séminaires ou des créations, récompenses ou titres honorifiques, festivals Xenakis, se multiplient. Mais la production de l'œuvre est encore plus symptomatique. Jusqu'en 1970, Xenakis compose environ deux œuvres par an. Dès 1971, il atteint un rythme, le double du précédent, qu'il maintient jusqu'à aujourd'hui. A la prolifération des tendances de l'œuvre des années 1960 succède la prolifération de l'œuvre, qui se laisse organiser selon deux principes compositionnels nouveaux, les « mouvements browniens » et les « arborescences ».

6. Théorie des groupes et théâtre (1962-1967)

Berlin et la « Ville cosmique »

Nommé « artiste en résidence », Xenakis séjourne à Berlin-Ouest de l'automne 1963 au printemps 1964. L'extrême isolement dans lequel il y vit — à l'époque, l'atmosphère de la ville pâtit de son statut politique particulier : les bourses qui sont accordées visent à y attirer des artistes —, faiblement compensé par la visite de sa famille, le pousse à retrouver les habitudes de sa première jeunesse : ascétisme, doute, et, finalement, quête d'éléments fondateurs. L'œuvre qu'il y compose, Eonta , n'en témoigne pourtant pas, du moins au niveau purement sensible. En témoigne par contre le nouvel élan théorique qui, passant significativement par la lecture du Poème de Parménide , donne une dernière poussée à l'entreprise de formalisation. Tel est aussi le cas de l'ultime article théorique que Xenakis consacre à l'architecture, « La Ville cosmique » (1965b).

Dans ce dernier, il conçoit le projet de tout une ville. Dans un premier temps, l'article critique l'idée, de plus en plus dominante à l'époque, de la décentralisation urbaine, qui, entre autres, a abouti aux aberrations des cités-dortoirs. Puis, sur la base de quatorze « propositions axiomatiques », il suggère une concentration intégrale : la nouvelle ville aurait au sol une très faible superficie ; par contre, elle s'élancerait jusqu'à une hauteur de 5 000 mètres. Ce projet relève bien entendu de l'utopie, comme l'a souligné Louis Marin (1972). Comme toute utopie, son aspect volontariste risque d'éveiller la crainte du totalitarisme. Cependant, une étude plus approfondie devrait le mettre en rapport avec tout le modernisme architectural [1] , qu'il est trop facile de résumer à un pur volontarisme : sous prétexte de redescendre à l'échelle de l'homme et de revivre en harmonie avec la nature, la décentralisation, telle qu'elle cherche à se réaliser depuis, ne se révèle-t-elle pas de plus en plus comme une aliénation poussée (individualisme forcené) et une domination totale de la nature (qui est intégralement envahie) ?

Parachever les fondements de la musique

Comme il a été dit, c'est à Berlin que Xenakis produit son ultime tentative de fonder la musique, qui est aussi la plus ambitieuse. Il convoque des philosophes : Parménide , mais aussi, sans doute, Husserl [2] . Pour la première fois, il convoque aussi l'histoire de la musique [3]  : il s'intéresse aux structures tonales (structures des hauteurs) de l'Antiquité et de la musique byzantine. Enfin, il continue à s'inspirer des mathématiques. Trois articles en résultent : « La voie de la recherche et de la question », « Vers une philosophie de la musique » et « Vers une métamusique ». Les deux derniers constitueront les nouveautés de la partie musicale du second livre de Xenakis, Musique. Architecture, qui sera publié en 1971 (quatre autres articles sont contemporains à Musiques formelles ; quant à la partie consacrée à l'architecture, elle contient deux textes déjà mentionnés, « Notes sur un “geste électronique” » et « La Ville cosmique », ainsi qu'un écrit ancien sur le Pavillon Philips).

Le principe théorique le plus fort de cette ultime tentative de fonder la musique est l'énoncé d'une dichotomie : « hors-temps » et « en-temps » [4] . Ecoutons « La voie de la recherche et de la question » :

« Il faut distinguer deux natures : en-temps et hors-temps. Ce qui se laisse penser sans changer par l'avant ou l'après est hors-temps. Les modes traditionnels sont partiellement hors-temps, les relations ou les opérations logiques infligées à des classes de sons, d'intervalles, de caractères… sont aussi hors-temps. Dès que le discours contient l'avant ou l'après, on est en-temps. L'ordre sériel est en-temps, une mélodie traditionnelle aussi. Toute musique, dans sa nature hors-temps, peut être livrée instantanément, plaquée. […] En tant que réalité sonore, il n'y pas de musique hors-temps pure : il existe de la musique en-temps pure, c'est le rythme à l'état pur » (Xenakis, 1965a = Kéleütha : 68).

Si l'on ignore les évolutions du XXème siècle, cette théorie tombe sous le sens : toute musique du passé ne possède-t-elle pas à la fois des caractéristiques hors-temps et en-temps ? Or, depuis au moins Debussy , l'art des sons est marqué par un phénomène majeur : l'immersion dans le temps, sous une forme extrême, celle de la plongée dans l'instant — une immersion qui finit par se renverser et devenir spatialisation. La théorie des Momentform que Stockhausen développe, dans sa musique et ses écrits, vers 1960, en constitue un point culminant. Les premières œuvres de Xenakis lui-même, ainsi que, comme on le verra, Eonta , qui est contemporaine aux théories développées par les écrits en question, ont largement contribué à cette évolution frappante.

Cependant, ce n'est pas l'immersion dans le temps et l'instant que Xenakis attaque. Le hors-temps qu'il cherche à ressusciter —  la partie historique de son discours évoque la « dégradation progressive des structures hors-temps » (Xenakis, 1967a = Musique. Architecture :  58) de l'Antiquité jusqu'à aujourd'hui — se confond avec la quête d'une essence. Implicitement, il s'inscrit en faux contre la célèbre affirmation phénoménologico-existentialiste — rédigée avec les conseils de Jean-Paul Sartre  — d'un René Leibowitz  : « Pour le compositeur dodécaphonique, il ne saurait être question d'une essence qui précède l'existence, […] mais c'est — au contraire — l'existant, recréé à chaque nouvel effort compositionnel, qui élabore sa propre essence ainsi d'ailleurs que ses lois propres » [5] . Il est symptomatique que le premier exemple d'une structure hors-temps que Xenakis cite soit les modes : dans les années 1980, sa quête du hors-temps se focalisera toute entière dans la « théorie des cribles », c'est-à-dire la production d'échelles. Cette théorie, issue de la « logique symbolique » employée dans Herma , est déjà entièrement élaborée dans les trois articles cités des années 1960, mais je la commenterai ultérieurement car, à cette époque, elle est éclipsée par un projet beaucoup plus ambitieux.

Celui-ci, qui prolonge aussi le dernier chapitre de Musiques formelles et dont les cribles ne constituent que le dérivé le plus simple, est en résonance avec le structuralisme ambiant de l'époque. Xenakis évoque la « structure d'ordre » que l'on peut découvrir dans toutes les dimensions de la musique (à l'exception du timbre) et il applique à sa musique la théorie mathématique des « groupes » :

« L'ensemble des intervalles mélodiques est muni d'une structure de groupe avec comme loi de composition l'addition. […] Or, cette structure n'est pas spécifique aux hauteurs, mais également aux durées, aux intensités, aux densités et à d'autres caractères des sons ou de la musique, comme par exemple le degré d'ordre ou de désordre », écrit-il (Xenakis, 1965a = Kéleütha : 69-70).

Quatre œuvres, Akrata (1964-65, pour ensemble à vents), Nomos alpha  (1965-66, pour violoncelle seul), Nomos gamma  (1967-68, pour orchestre) et Anaktoria (1969, pour octuor), parachèvent ce projet. Nomos alpha est, dans sa conception, l'œuvre la plus complexe de toute la production du compositeur [6] . Il s'agit aussi de la pièce la plus « paramétrisée », non seulement de Xenakis, mais peut-être de toute l'histoire de la musique : on peut dénombrer treize paramètres ! La théorie des groupes intervient sous la forme des rotations d'un cube (cf. exemple 5) : la succession des valeurs de certains paramètres (« complexes sonores », densités, intensités et durées) est déterminée par ses vingt quatre rotations, qui forment un groupe. Un autre groupe, composé d'un ensemble de nombres premiers, régit le paramètre des hauteurs (cribles). Les autres paramètres restent en deçà de la théorie des groupes : ils sont déterminés soit par des « diagrammes cinématiques » (des matrices graphiques à double entrée), soit d'une manière purement intuitive, ou, si l'on préfère, empirique — ainsi, chez Xenakis, même l'œuvre la plus formalisée (car, si l'on excepte la période de Musiques formelles, c'est le cas de Nomos alpha), laisse à la non-systématisation une grande place. Lors de la création de la pièce en mai 1966 par Siegfried Palm , le public et les critiques ont surtout été marqués par l'extrême fragmentation de la pièce (pendant dix sept minutes se succèdent 144 événements souvent délimités par des silences : cf. l'exemple 16) ainsi que par l'âpreté de son matériau [7] . L'importance de cette dernière qualité de Nomos alpha , qui constitue l'une des principales caractéristiques stylistiques de Xenakis, autorise à écouter l'œuvre sans se référer à la théorie des groupes qui régit sa conception. Associée à la fragmentation, elle produit une autre caractéristique qui prendra de plus en plus d'importance dans l'évolution ultérieure du compositeur : l'aspect gestuel.

Eonta et modèle le du son

Antérieure à Nomos alpha, Eonta (1963-64, pour piano et quintette de cuivres), en est située aux antipodes. Oeuvre beaucoup plus sereine, elle développe à l'extrême un modèle que Xenakis n'a jamais théorisé, mais dont, avec des compositeurs comme Varèse ou Scelsi , il est l'un des principaux initiateurs : le modèle du son, déjà exploré avec Pithoprakta . La pièce entière peut s'écouter comme le déploiement d'un seul son, qui passerait par plusieurs états. Frédérick Goldbeck (1984 : 169) parle à son propos d'« un pronunciamento en faveur de la  “musique-comme-son” qui est par opposition à la “musique-comme-motif” qui se développe ». Ainsi, la première grande partie (mes.1-140), après une longue introduction qui évoque les « nuages de sons » de Herma (les hauteurs de toute la pièce sont calculées à la manière de cette dernière) est constituée de quatre sections où les cuivres évoluent progressivement de très longues tenues vers des sons brefs et changeant sans cesse de hauteur.

Grâce au modèle du son, Eonta, créée en décembre 1964 au Domaine Musical sous la direction de Boulez , provoqua un changement notable de certains critiques (et d'auditeurs sans doute) à l'égard de Xenakis : on découvrit que sous le « mathématicien » des œuvres ST se cachait un compositeur très soucieux du son, en d'autres termes, un « musicien » [8] . Ce moment-là fut important pour la réception de son œuvre. Jusqu'à cette date, le compositeur ne bénéficiait que d'un soutien très limité quant à ses qualités générales de musicien : sa notoriété croissante était due à sa « spécialisation », c'est-à-dire à son discours évoquant sans cesse l'utilisation des mathématiques. Or, la situation musicale européenne de l'époque n'est pas (encore) celle de la côte Est des Etats-Unis, où la création contemporaine, devenue « recherche », s'est réfugiée dans les universités : un « spécialiste » n'y a pas d'avenir. Après Eonta et, surtout, avec les œuvres qui seront créées à partir de 1966 au très important festival de Royan (Terretektorh , Nuits et Nomos gamma , pour en rester aux années 1960), les critiques commencent à généraliser le genre de jugement émis pour la première fois avec Eonta  : Xenakis sera désormais reconnu comme un « généraliste » (un « musicien »), même si, lui-même, continue à revendiquer implicitement sa « spécialisation ».

Retour à l'Antiquité

Une autre direction suivie par Xenakis durant les années 1960 est caractérisée par la réintroduction de la voix, présente dans les œuvres de la période de formation, mais évacuée depuis . Le Sacrifice; Le Sacrifice pour une raison assez évidente — le besoin de distanciation, d'abstraction. La réintroduction de la voix se fera selon deux manières fort différentes. Celle de la musique de scène où, accordant une primauté au sens (verbal), le compositeur développe une conception originale du théâtre antique ; cette manière concerne la période examinée, ainsi que quelques œuvres disséminées dans toute la production ultérieure. Et celle qu'inaugure une pièce de la période suivante, Nuits , qui, disloquant le sens au profit de la pure valeur phonétique du langage, met en jeu des voix instrumentalisées (traitées comme des instruments) et, de ce fait, propices à l'invention des sonorités les plus extraordinaires.

La première manière est préfigurée dans une pièce de 1962, Polla ta dhina , pour chœur d'enfants et orchestre, écrite à la demande de Scherchen pour un festival de « musique légère ». Xenakis choisit de mettre en musique l'ode chorale des vers 332-375 de l'Antigone de Sophocle . La traduction classique des deux premiers vers en est : « Il est bien des merveilles [polla ta dhina] en ce monde, il n'en est pas de plus grande que l'homme », mais il faut préciser que : « Ce terme deinoV [dhinos, singulier masculin de dhina], si difficile à traduire, suggère ce qu'il y a de maléfique et d'admirable, d'épouvantable et d'imposant dans tout être qui dépasse la juste mesure par la puissance qu'il rassemble en lui. […] Dans son souci de mettre l'accent sur tout ce qui exalte l'homme et affaiblit le destin, la traduction humaniste traditionnelle trahit l'ambiguïté fondamentale du terme deinoV en le rendant par merveille » [9] . On le voit, c'est la Grèce antique qui fait son intrusion dans l'œuvre de Xenakis — il lui aura fallu atteindre la maturité pour concrétiser musicalement l'univers qu'il s'était forgé dans son adolescence —, mais une Grèce qu'on aurait tort de réduire à la vision d'un univers où l'« invention » de la Raison aurait balayé les vieilles croyances : d'emblée, la Grèce antique à la laquelle il se réfère est celle d'un univers partagé entre le Logos et le mythe, l'humanisme et le destin, l'harmonie et les conflits titanesques, les réalisations de l'homme et les secousses telluriques — entre l'idéal classique et le monde archaïque. Polla ta dhina  est un chef d'œuvre. N'ayant pas encore réfléchi sur le théâtre antique, Xenakis limite les voix à un unisson continuel. Quant à l'orchestre, renouant avec Pithoprakta , il referme la parenthèse ascétique des œuvres de l'époque de Musiques formelles. Son utilisation à des fins descriptives (la partie choisie de l'Antigone abonde en images) s'inscrit dans la tradition figuraliste occidentale qu'on réduit trop souvent à la problématique de l'expression musicale d'un sens verbal, alors que son principal mérite (vu du XXème siècle) est d'avoir inventé, tout en faisant semblant d'atteindre le but autorisé, des sonorités sensuelles qui font éclater la rigueur du « langage » musical.

En 1963, Xenakis reçoit de Grèce une nouvelle qui dut lui être agréable : le prix Manos Hadjidakis vient de lui être attribué. Hadjidakis, qui est, avec Mikis Théodorakis , le promoteur de la « chanson savante » grecque des années 1950 (tous deux sont de la même génération que Xenakis), a déjà fait jouer deux ST à Athènes, en décembre 1962 (l'une, Morsima-Amorsima , lui est dédiée). L'année du prix, il commande à Xenakis une musique pour la représentation des Suppliantes (Hiketides ) d'Eschyle , qui sera créée au théâtre d'Epidaure en juillet 1964 — en l'absence du compositeur, puisque, malgré la libéralisation du régime grec dans les années 1960, il est toujours condamné pour son activité politique passée. C'est ainsi que Xenakis engage une réflexion sur la tragédie antique, qui, dans un premier temps (celui de la période examinée), ne prend pas en compte la prosodie et se cristallise, outre Hiketides , dans Oresteia (1965-66, pour chœur d'enfants, chœur mixte et ensemble instrumental) et Medea (1967, pour chœur d'hommes et quintette instrumental, sur le texte de Sénèque ). Dans un second temps, qui mène de la fin des années 1970 jusqu'à aujourd'hui — et dans lequel on peut aussi inclure les pièces utilisant des textes antiques sans pour autant être des musiques de scène — sera introduite la prosodie ; d'autres œuvres s'inscriront alors totalement ou en partie dans cette veine : A Hélène  (1977), A Colone  (1977), Aïs (1980), Serment-Orkos  (1981), Idmen A (1985) et Les Bacchantes  (1993).

L'Orestie  est la réalisation la plus accomplie dans ce domaine. Dans sa forme originale, celle d'une musique de scène pour la tragédie d'Eschyle , elle est créée en juin 1966 dans une petite ville américaine du Michigan, Ypsilanti, qui voulut ainsi honorer la découverte que son nom était grec (on pensait jusque là qu'il était indien !). Sa version originale de concert comprend trois parties, Agamemnon, les Choéphores et les Euménides. Elle sera augmentée par la suite de deux scènes, Kassandra (1987) et La déesse Athéna  (1992). Xenakis expose ses conceptions en la matière dans une « Notice sur l'Orestie » (1966a) et dans deux écrits ultérieurs. Une fois soulignée l'influence du théâtre nô à des représentations duquel il assista lors de son premier voyage (1961) au Japon (cf. Xenakis, 1961 : 68), il faut insister sur le fait que le compositeur cherche à réinventer l'esprit antique de la tragédie sans viser une reconstitution : « Souhaitons-nous la reconstitution archéologique, se demande-t-il ? Elle serait vaine, je crois, du moins aujourd'hui » (Xenakis, 1976a : 379). De ce fait, il procède à une dichotomie radicale. D'un côté, le « commentaire » musical (instrumental ou vocal), superposé au déroulement de la tragédie ou, le plus souvent, intercalé, est composé dans l'idiome habituel de sa musique. De l'autre, la mise en musique des vers de la tragédie est livrée à un épurement radical : pour ces parties, il compose selon « une prosodie simple, syllabique, et une musique raisonnable, mesurée, en quelque sorte symbolique, afin de respecter l'esprit des contemporains d'Eschyle . Les anciens Grecs, par exemple, même lorsqu'il s'agissait des plus grandes passions, n'aimaient pas montrer les meurtres et les cadavres sur scène » (Xenakis, 1991 : 30). Ce second aspect connaîtra un double développement dans les pièces ultérieures basées sur des textes antiques. En premier lieu, Xenakis mettra l'accent sur la prosodie — ce qui aura une conséquence inattendue : dès les années 1980, la musique instrumentale sera aussi de plus en plus parsemée de rythmes prosodiques. En second lieu, le travail sur les cribles, qui se généralisera lui aussi dès les années 1980, se fera pressant avec les œuvres en question, Xenakis choisissant dans ces cas des échelles très simples — dans ces deux aspects se manifeste donc une tendance vers la reconstitution historique que ne met pas encore en jeu l'Orestie . Un dernier mot sur celle-ci : les parties instrumentales, d'une éblouissante richesse, développent une sonorité nouvelle qui aura une grande incidence sur les œuvres ultérieures. Pour la première fois, les glissements ne consistent plus seulement en glissandi linéaires (au niveau du graphique : lignes droites), mais peuvent s'incurver, donnant lieu à des lignes en arabesques où ne compte plus le trajet parcouru, mais la sinuosité du parcours : on se retrouve là dans un univers sonore très proche du jeu de certains instruments japonais tels que le hichiriki (hautbois), situé entre le glissando proprement dit et le portamento, un univers que prolongeront les « mouvements browniens » des années 1970.

7. Voix débridées, conquête de l'espace et Polytopes (1967-1972)

Une renommée croissante

Dès le milieu des années 1960, se multiplient les signes de reconnaissance. En mai 1965 est organisé, à la salle Gaveau de Paris, le premier « Festival Xenakis », dirigé par le chef d'orchestre Constantin Simonovitch , qui a fondé l'Ensemble Instrumental de Musique Contemporaine : plusieurs œuvres sont jouées et Syrmos est enfin créée ; l'accueil du public est chaleureux et les critiques, très bonnes. La même année, Stratégie est jouée en France au théâtre des Champs Elysées, avec Simonovitch et Bruno Maderna (issue de la théorie mathématique des jeux, cette pièce impose un « combat » entre deux chefs d'orchestre) : cette création donne lieu au dernier scandale Xenakis. Toujours en 1965, le premier enregistrement entièrement consacré au compositeur (avec Metastaseis , Pithoprakta et Eonta ), obtient le Grand Prix du disque. C'est aussi l'année où le compositeur est naturalisé français. L'acte en lui-même est anodin, cependant, il confirme la voie ouverte par son œuvre musicale même : en effet, celle-ci ne s'inscrit-elle pas, mieux, ne prolonge-t-elle pas une tradition plutôt française du XXème siècle, celle d'une musique centrée sur le son, qui passe par Debussy et Varèse  ? En 1966, Xenakis débute des tournées de conférences et séminaires aux quatre coins du monde (en Argentine, au Brésil, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Suède, aux Philippines et au Japon, pour la seule année 1966), qui se poursuivront régulièrement et qui contribueront à amplifier sa notoriété. Leur prolifération fait que, désormais, elles ne seront plus mentionnées dans ce livre [10] . Une « Journée Xenakis » est organisée par le Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris en 1967. En 1968, la notoriété du compositeur atteint déjà un premier point culminant : une « Journée Xenakis » est à nouveau organisée à Paris ; le Grand Prix National de l'Académie du disque français est donné à l'enregistrement de Nuits  ; il obtient deux autres prix internationaux ; et, anecdote fort instructive sur l'ampleur et la nature de sa réputation, les étudiants du Conservatoire de Paris participent à leur manière aux révoltes de mai 68 en inscrivant sur les noms des salles de classes : « Xenakis, pas Gounod  ! »… Le compositeur est nommé attaché de recherches au CNRS en 1969 et, en 1970, un nouveau prix est donné pour un coffret de cinq disques. 1971 et 1972, qui clôturent, quant aux techniques que fait appel l'œuvre musicale, les années 1960, sont de nouvelles dates riches en récompenses, en tournées mondiales, en journées ou festivals consacrés à Xenakis ; retenons seulement que, durant cette dernière, il est pour la première fois invité à donner une conférence à Darmstadt.

Les Etats-Unis et le CEMAMu

Au printemps 1963, Xenakis est contacté par Aaron Copland , qui lui propose d'enseigner aux cours d'été du Centre musical de Berkshire à Tanglewood (Massachussets, USA). Le compositeur découvre qu'il est déjà connu aux Etats-Unis (Achorripsis avait été jouée en 1961 à New York, sous la baguette de Gunther Schuller), pays — qui, rappelons-le, était son objectif initial lorsqu'il fuit la Grèce — avec lequel il engage des liens solides. En 1967, il est nommé professeur associé à l'Université d'Indiana (Bloomington, Indiana), poste qu'il accepte car on lui promet la fondation d'un « Center for Musical Mathematics and Automation ». Ce centre est fondé, mais l'environnement est très conservateur et les subventions sont progressivement coupées. Jusqu'en 1972, date à laquelle il démissionne — en 1973, il est nommé à l'Université de Paris-I —, Xenakis séjourne deux fois par an aux USA (pour des périodes de trois mois). Malgré les déceptions, ces séjours sont bénéfiques : il y acquiert de nombreux disciples et, en 1971, est publiée la version américaine de Musiques formelles, qui aura un fort retentissement international.

En 1966, une année avant d'être engagé aux Etats-Unis, Xenakis, avec l'appui de quelques scientifiques, crée l'EMAMu, qui, en 1972, deviendra le CEMAMu : le Centre d'Etudes de Mathématique et Automatique Musicales. On le voit, à deux reprises — à Bloomington et à Paris —, le compositeur tente de réaliser ce qu'il n'a pas pu accomplir au studio de Schaeffer. A la différence du centre américain, le CEMAMu parviendra à survivre jusqu'à aujourd'hui et aboutira à des projets originaux. Cependant, il ne bénéficiera jamais des subventions et du projet théorique qui lui auraient permis de devenir un grand centre de recherches musicales. Il restera le centre « de Xenakis » et ne réussira pas à influer d'une façon décisive sur l'évolution globale de la musique électronique.

Nuits

Il a déjà été fait allusion à la seconde manière avec laquelle la voix est réintroduite. Elle concerne, pour la période étudiée, une seule œuvre, mais sur laquelle il faut s'arrêter car sa création et ses innombrables reprises ont permis à Xenakis de devenir, dès les années 1970, le compositeur « contemporain » le plus populaire : Nuits (1967-68), pour douze voix mixtes a cappella qui, déjà, lors de sa création en avril 1968 au festival de Royan, fut bissée. Plusieurs facteurs expliquent ce succès et font de Nuits l'un des chefs-d'œuvre de Xenakis. D'abord, son caractère immédiat, spontané, que vient souligner l'absence de « calculs » préalables (le compositeur a utilisé comme seul outil le graphique) [11] . Sa teneure en apparence expressive ensuite, que semblent confirmer deux éléments. D'une part, l'œuvre porte une dédicace politique explicite : la préface de la partition débute par « Pour vous détenus politiques », est suivie par quatre noms de prisonniers et s'achève par « et pour vous, milliers d'oubliés, dont les noms mêmes sont perdus » — en avril 1967 eut lieu le coup d'Etat « des Colonels » en Grèce : toute la Méditerranée, à l'exception de l'Italie, subissait désormais des dictatures. D'autre part, Nuits est sans doute la pièce de Xenakis qui possède l'apparence la plus dramatique, en ce sens que deux brèves sections — mesures 120-131 (cf. l'exemple 14) et 205-210 — peuvent passer pour des points culminants, à partir desquels l'auditeur réinterprète ce qui précède comme une progression dramatique. Mentionnons enfin le rôle très important de la fusion de la forme et du matériau dans la sonorité, parachevée avec l'utilisation soutenue de la technique de la transformation continue qui fait de Nuits (plus que Pithoprakta ou Eonta ) le prototype de l'œuvre basée implicitement sur le modèle du son. Ainsi, la première grande partie de l'œuvre (mes.1-131), bien que composée d'une multitude de sections et sous-sections, semble d'un seul tenant : par leur entrée progressive, les voix tissent lentement des textures de sons en glissements sinueux ; puis, leur glissement devient linéaire et toutes évoluent vers un unisson ; une section disloque ce dernier en superpositions hétérorythmiques, qui ne sont pas sans évoquer les cigales auxquelles Xenakis aime se référer comme exemple de masses sonores probabilistes ; un lent processus divergent commence alors, qui aboutit au premier point culminant.

Quant aux voix, Xenakis leur applique sans vergogne les sonorités inouïes que ses œuvres instrumentales avaient inventées, tout en déchaînant encore plus son inventivité sonore. Le résultat est, presque trente ans après, toujours éblouissant par sa fraîcheur — on ne peut s'empêcher de comparer Nuits aux madrigaux italiens du début du XVIIème siècle. Il faut insister sur le génie inventif de Xenakis : avec peu de pièces écrites dans la veine de cette pièce, il a renouvelé la voix d'une manière quantitativement supérieure à ceux de ses contemporains qui ont consacré bien plus d'œuvres à la même manière de la traiter (instrumentalisation de la voix, déconstruction du sens au profit de la pure valeur phonétique du langage) — pensons à Berio , tout en ajoutant que cette remarque n'enlève rien à la qualité de sa production. Il serait impossible de s'attarder ici sur les innovations vocales de Nuits : les tresses vocales, les glissements linéaires convergents ou divergents et les masses polyrythmiques avec les fameuses « cigales » de la première partie de la pièce, mais aussi : jeux sur des voyelles (qui transforment les formants vocaliques), tenues en staccato, « battements » (unissions déviés : cf. exemple), petits glissandi sur les phonèmes « Teing », « Deing », sifflements sur « Kuit », tresses beaucoup plus imbriquées — jusqu'à préfigurer les futures « arborescences » —, nuages de sons parlés sur « Tchi » et même, pour conclure la pièce, « toux ».

Les phonèmes employés — qui, rappelons-le, constituent le seul matériau verbal de Nuits  —, au nombre de 218, sont soit empruntés à des langues mortes (sumérien et langue de la Perse antique), soit inventés par Xenakis ; on y trouve des voyelles seules, des consonnes, des doubles consonnes (« rr ») des groupes de deux consonnes (« ng ») et leurs associations (ainsi que des phonèmes inclassables selon cette taxinomie, tels que « Nnyam » ou « Mkchni »). On peut souligner aussi un dernier facteur du succès de Nuits : sa sérénité. Les sonorités déployées tiennent plus d'une vision du monde apaisée que du « fauvisme » qui caractérise une grande partie des œuvres de Xenakis. Par contre, l'indication suivante qui surmonte la partition est un trait général du compositeur : « partout, absolument sans vibrato, voix plates, rudes, à gorge déployée ». Les œuvres ultérieures pour chœur poursuivront cette tendance, qui rejette la tradition expressive de la voix occidentale savante.

Conquête de l'espace

Trois œuvres de la période examinée ouvrent une autre direction : Terretektorh (1965-66) et Nomos gamma (1967-68) pour orchestre, ainsi que la première pièce de Xenakis pour percussions, Persephassa (1969), écrite pour les Percussions de Strasbourg. Ces compositions conquièrent une dimension que la musique avait occultée par le passé : l'espace (spatialisation du son). Les premières tentatives allant dans ce sens ont déjà eu lieu à la fin des années 1950 avec la musique concrète ainsi qu'une célèbre œuvre de Stockhausen , Gruppen. Xenakis lui-même s'est intéressé à cette dimension dès cette époque. La fin de Pithoprakta fournit un premier exemple d'une immobilisation sur une seule note afin de permettre son trajet à travers plusieurs groupes de cordes. Eonta donne lieu à la première tentative consciente de gérer l'espace en tant que dimension autonome : aux mes.335-375, le compositeur demande aux cinq joueurs de cuivres d'évoluer librement à travers la scène. Mais, ici aussi, l'expérience « concrète » est décisive : avec Concret PH , et encore plus avec les fameuses « routes de son » qu’il construisit pour la diffusion à travers 400 haut-parleurs [12] du Poème électronique de Varèse dans le Pavillon Philips de 1958. L’article « Notes sur un “geste électronique” » prolonge cette expérimentation : « Nous pourrions […] construire une droite acoustique à l’aide du mouvement, un son qui se déplace sur une droite de haut-parleurs. Les notions de vitesse et d’accélération acoustiques sont introduites ici. Toutes les courbures géométriques et toutes les surfaces peuvent être transposées cinématiquement à l’aide de la définition du point sonore » (1959, « Notes sur un “geste électronique” » = Musique. Architecture : 148).

Les trois œuvres instrumentales mentionnées de la fin des années 1960 se lancent encore plus dans la conquête de l'espace. Nouvelle dimension à part entière, celui-ci sera traité comme les autres dimensions : Xenakis invente des « spirales logarithmiques ou archimédiennes » pour Terretektorh et, dans Nomos gamma , l'espace se plie aux structures de la théorie des groupes. Plus frappants pour l'auditeur des créations furent les moyens quasi scéniques, moyens absolument radicaux, que le compositeur imagine pour ces deux pièces : l'orchestre est dispersé dans le public, c'est-à-dire que chaque auditeur est assis à côté d'un instrumentiste ! Si des critiques ont pu se plaindre de ce traitement, qui passe outre leur dignité de critique (une critique doit prendre « ses distances » par rapport à l'œuvre…) [13] , le déploiement d'un tel moyen indique une autre finalité de l'espace. Il ne s'agit pas seulement d'autonomiser la nouvelle dimension, mais aussi, d'obliger l'auditeur à s'immerger dans la musique, à en découvrir de l'intérieur des détails variés (c'est pour cette raison que ces deux œuvres doivent être jouées au moins deux fois d'affilée, pour permettre aux auditeurs de changer de place). Persephassa , qui doit être interprétée de préférence en plein air (la création eut lieu en septembre 1969, dans les ruines de Persépolis), met en scène un autre dispositif qui souligne une dernière finalité de la spatialisation : les six percussionnistes entourent le public. L'exemple fournit le début du « tourniquet » (l'expression appartient à l'un des créateurs de l'œuvre : cf. Jean Batigne, 1981 : 181) qui, pendant une très longue durée, conclut l'œuvre. La répétition sans fin d'une seule cellule rythmico-dynamique et son passage d'un instrumentiste à l'autre,  conduit à une rotation spatiale qui s'accélère et croît en intensité logarithmiquement : cette rotation n'est pas sans évoquer la danse des derviches tourneurs. A la différence que Xenakis ne vise pas la transe : de brusques coupures (silences), brèves mais réparties d'une manière fortuite vers la fin du passage, obligent l'auditeur à sortir de l'état de torpeur [14] .

Xenakis ne reviendra pas, dans son œuvre instrumentale, sur cette magnifique utilisation de l'espace. Le pragmatisme qui l'emporte chez lui — comme chez ses contemporains, dès les années 1970, où sonne un certain rappel à l'ordre — après la réalisation des derniers polytopes, fera de l'espace un enjeu « technique » (technologique) et non plus esthétique. Des œuvres comme Synaphaï (1969, pour piano et orchestre divisé en quatre groupes juxtaposés sur la scène), Retours-Windungen  (1976, pour douze violoncelles placés circulairement sur la scène), ou Alax (1985, pour trois ensembles instrumentaux disposés en triangle, toujours sur la scène) semblent bien timorées quant à leur utilisation de l'espace. Par ailleurs, si l'on excepte l'article cité, « Notes sur un “geste électronique” » ainsi que deux entretiens (avec Maria Harley, 1994 et Peter Szendy, 1994), il ne s'est pas étendu sur la question de l'espace dans ses écrits.

Polytopes

La conquête de l'espace concerne aussi une autre œuvre de l'époque, le Polytope de Montréal (1967) : quatre groupes orchestraux identiques et disposés en croix, se répondent. Cette pièce, comme son nom l'indique, est la première réalisation d'une idée depuis longtemps chère à Xenakis : la « polytopie » (pluralité des lieux). Il s'agit de réalisations multimédias où le lieu joue un rôle important : chacune est conçue par rapport à un lieu particulier, qui est occupé visuellement, auditivement et spatialement. Il est vrai que le compositeur rêvera de projets de plus en plus vastes, finissant par dépasser le lieu proprement dit, jusqu'à atteindre la dimension de l'u-topie. En témoignent trois projets qu'il n'a pas pu réaliser, au Mexique, à Paris et à Athènes : pour ce dernier, tout le ciel de l'Attique aurait dû être occupé par des hélicoptères et avions de l'armée émettant des rayons lasers. En témoignent aussi certains propos que j'aimerais citer in extenso :

« Il n'y a aucune raison pour que l'art ne sorte, à l'exemple de la science, dans l'immensité du cosmos, et pour qu'il ne puisse modifier, tel un paysagiste cosmique, l'allure des galaxies. Ceci peut paraître de l'utopie, et en effet c'est de l'utopie, mais provisoirement, dans l'immensité du temps. Par contre, ce qui n'est pas de l'utopie, ce qui est possible aujourd'hui, c'est de lancer des toiles d'araignées lumineuses au-dessus des villes et des campagnes, faites de faisceaux lasers de couleur, telles un polytope géant : utiliser les nuages comme des écrans de réflexion, utiliser les satellites artificiels comme miroirs réfléchissants pour que ces toiles d'araignées montent dans l'espace et entourent la terre de leurs fantasmagories géométriques mouvantes ; lier la terre à la lune par des filaments de lumière ; ou encore, créer dans tous les cieux nocturnes de la terre, à volonté, des aurores boréales artificielles commandées dans leurs mouvements, leurs formes et leurs couleurs, par des champs électromagnétiques de la haute atmosphère excités par des lasers. Quant à la musique, la technologie des haut-parleurs est encore embryonnaire, sous-développée, pour lancer le son dans l'espace et le recevoir du ciel, de là où habite le tonnerre » (Arts/Sciences. Alliages : 16-17).

« Là où habite le tonnerre » : la grandeur de l'imaginaire xenakien tient d'un heureux alliage entre la cosmogonie antique et le rêve — ou la volonté illimitée de puissance — de la technologie moderne. Par ailleurs, il ne serait pas inutile d'indiquer que la généalogie de l'idée de polytope renvoie pour Xenakis à des souvenirs de temps difficiles dont la sublimation en œuvre d'art renforce la dimension de l'utopie : « J'ai assisté à des bombardements, c'était quelque chose d'extraordinaire, de remarquable ! Sans parler des projecteurs de la DCA, à cette époque-là (parce qu'il n'y avait pas de radars), qui faisaient un ballet remarquable dans le ciel. Puis les explosions, plus… tout cela formait un spectacle fantastique, qu'on n'a jamais l'occasion de voir en temps de paix », explique-t-il à François Delalande (1997).

Les premiers polytopes ont fait l'objet d'un très beau livre d'Olivier Revault d'Allonnes  (1975), qui a aussi l'avantage de réunir des croquis et des photos ainsi que des écrits de Xenakis sur la question. C'est pourquoi on ne s'y étendra pas ici. Soulignons néanmoins le fait que le compositeur ne put en réaliser que six, tous entre 1967 et 1978. Le premier, le Polytope de Montréal , a déjà été mentionné. Il témoigne aussi de la grande notoriété dont Xenakis jouit dès cette époque (1967) : il a été réalisé pour le pavillon français de l'exposition universelle de Montréal. Hibiki-Hana-Ma  fut conçu pour le pavillon de la Fédération japonaise de l'acier à l'exposition universelle d'Osaka (1970), avec une musique pour bande qui fait alterner des sons préenregistrés (et non retouchés) de cordes avec des sons travaillés (où l'on distingue, entre autres, des sons de koto). Le polytope de Persépolis a vu le jour dans les ruines de l'antique capitale iranienne, deux ans après la création de Persephassa dans les mêmes lieux, avec une musique spécialement écrite pour bande. Le Polytope de Cluny  — spectacle automatisé de lumière (600 flashs électroniques) et de son (sur une musique originale pour bande) — fut un des événements marquants de la musique contemporaine des années 1970 : donné d'octobre 1972 jusqu'en janvier 1974 dans les thermes de Cluny (Paris), il totalisa 90 000 spectateurs ! Cinquième réalisation, pour laquelle Xenakis compose son œuvre électroacoustique la plus grandiose, la Légende d'Eer  : le Diatope, imaginé pour l'inauguration du Centre Georges Pompidou (1978) ; à cette occasion, Xenakis construit aussi une structure architecturale démontable, qui prolonge et renouvelle les paraboloïdes hyperboliques du Pavillon Philips. Au mois d'août de la même année est créé, à Mycènes, le dernier polytope (Polytope de Mycènes) — qui utilise, quant au son, des œuvres antérieures de Xenakis, ainsi que Mycènes alpha , première pièce écrite avec le système électroacoustique UPIC —, qui s'inspire de Persépolis et à la réalisation duquel participent « gracieusement les jeunes et la population des villages environnants, d'Argos et de Nauplie, les bergers et leurs troupeaux, ainsi qu'une unité de l'armée en stationnement à Nauplie » (notice du programme de la création).

Ballets

Deux œuvres prolongent la tentative des polytopes de s'ouvrir aux autres arts : ils allient la danse à la musique. En effet, durant cette période, Xenakis écrit pour la première et dernière fois deux œuvres pour ballet. Kraanerg (1968-69, pour orchestre et bande), qui, avec sa durée inhabituelle (75 minutes), constitue une « hallucinante fresque d'anticipation démographique » (Claude Rostand , 1970 : 252), fut montée par le National Ballet Guild du Canada, avec une chorégraphie de Roland Petit et des décors de Victor Vasarely . Soulignons que, à cette occasion, Xenakis renoue avec le travail électroacoustique, dans un studio privé, travail qu'il poursuit avec la musique des polytopes. La seconde pièce, Antikhthon (1971, pour orchestre), fut une commande de George Balanchine , qui avait déjà créé une chorégraphie sur Metastaseis et Pithoprakta au Lincoln Center de New York en 1968. Mais sa création, retardée, n'eut pas lieu sous forme de ballet.

8. Mouvements browniens, arborescences et pulsation (1972-1977)

Prolifération de l'œuvre

Les années 1970 célèbrent l'apothéose de la renommée de Xenakis, dont il est impossible, dans le cadre d'un ouvrage concis, de retracer même les étapes les plus importantes. S'il fallait retenir deux dates, on pourrait citer novembre 1974 et décembre 1977. La première marque le premier voyage de Xenakis en Grèce après vingt sept années d'exil forcé : lors de la chute de la dictature de 1967-74, le nouveau gouvernement grec, par un décret spécial, annule sa condamnation ainsi que la privation de sa nationalité, qui dataient du temps de la guerre civile. Quant à la seconde, elle symbolise le poids de Xenakis dans sa seconde patrie : le ministère de la Culture et de la Communication français y présente le « Cycle Iannis Xenakis », premier festival d'un mois entièrement consacré à sa musique.

Peut-être parce que le compositeur double dès cette décennie son rythme compositionnel, la production théorique, quant à elle, s'amoindrit. Les années 1972-77 produisent deux techniques compositionnelles nouvelles : les « mouvements browniens » appliqués à la musique et les « arborescences », techniques que le compositeur n'a pas théorisées dans ses écrits. La publication d'articles décroît quantitativement et, surtout, quant à leur teneur en nouveauté. Cependant, il faut prendre note d'un troisième ouvrage, Arts/Sciences. Alliages, qui résulte de la soutenance (avril 1976) d'un doctorat sur travaux, ouvrage qui est publié en 1979 : outre des entretiens très intéressants avec le jury composé de personnalités éminentes (Olivier Revault d'Allonnes , Olivier Messiaen , Michel Ragon , Michel Serres et Bernard Teyssèdre ), il réunit deux textes de Xenakis qui précisent sa vision du monde, ainsi que de « Nouvelles propositions sur la microstructure des sons » qui datent de la première version de la traduction américaine de Musiques formelles, Formalized Music (1971).

Mouvements browniens

Les débuts de Xenakis avaient donné lieu à un bouleversement extraordinaire : l'introduction de la notion de probabilité en musique. Or, à partir de Herma (1961), la musique stochastique n'est plus à l'ordre du jour. Le lecteur aura pu constater que les préoccupations théoriques du compositeur vont alors, question des fondements oblige, vers la restauration du déterminisme. Les compositions, quant à elles, continuent à employer des procédés aléatoires, mais sans calculs : dans Nomos alpha par exemple, les hauteurs d'un crible sont distribuées (dans leur déroulement temporel) au hasard, mais seulement d'après l'« expérience stochastique » du compositeur (l'expression est de Jan Vriend (1981 : 81), qui cite des propos oraux de Xenakis). La période examinée retrouve l'intérêt systématisé pour les probabilités.

A Bloomington, vers la fin des années 1960, Xenakis dispose enfin d'ordinateurs. Même si les moyens restent limités, il imagine, pour la première fois, un principe de synthèse du son qui tranche radicalement avec les méthodes les plus communes de l'époque. Pendant longtemps, le domaine de la synthèse sonore fut dominé par les séries de Fourier où, envisagé comme une superposition d'harmoniques, le son est généré par ce qu'il est convenu d'appeler synthèse harmonique. Dans son article « Nouvelles propositions sur la microstructure des sons » (publié, comme il a été dit, en 1971 et que l'on retrouvera dans sa version française dans Arts/Sciences. Alliages : 139-149), égratignant au passage le présupposé idéologique d'un tel procédé — foi dans la nature harmonique du son, qui fait implicitement de la tonalité le principe de toute musique et qui mène de Rameau à la musique spectrale —, Xenakis propose une autre méthode : « les variations stochastiques de la pression du son », méthode qui, au lieu de recomposer patiemment le son, part directement de son état le plus complexe, le bruit. D'une part, on dessinera directement la courbe de pression atmosphérique, selon ses deux axes, l'amplitude et le temps ; d'autre part, on recherchera des courbes aléatoires. Pour ce faire, il compare les courbes qu'il cherche à obtenir avec des « mouvements browniens », dont la définition mathématique est : « processus de déplacements chaotiques de petites particules suspendues dans un liquide ou gaz, qui est le résultat de leurs collisions avec les molécules du milieu » [15] . Ainsi, il aboutit à des fonctions probabilistes qui génèrent des « marches aléatoires » [16] , lesquelles constituent des modèles abstraits des mouvements browniens  — les deux expressions, mouvements browniens et marches aléatoires, seront assimilées ici. L'exemple 6, emprunté à Formalized Music, est le dessin d'une telle courbe (avec les coordonnées de la pression du son et pour un son de 8 millisecondes), qui utilise la distribution de Cauchy (distribution probabiliste) .

A l'époque, faute de moyens, Xenakis ne pourra pas mettre à l'épreuve cette méthode : il devra attendre la Légende d'Eer (1977), musique pour bande composée pour le Diatope. Cette œuvre grandiose, dont il est impossible de rendre justice ici, utilise des sons instrumentaux transformés, des bruits, ainsi que les sons de synthèse en question que l'on repère aisément à l'oreille :  bourdonnements de mouches dans le médium, sortes de piétinements dans le grave… Les calculs sont faits au CEMAMu, mais, faute de moyens encore, les sons sont synthétisés à la WDR (Westdeutsche Rundfunk, Cologne).

Ayant inventé un procédé nouveau pour la synthèse du son, Xenakis, on l'imagine, ne peut pas attendre. Puisqu'il ne peut le réaliser tel quel, il va l'appliquer, dès le début des années 1970, à la musique instrumentale, selon un mouvement caractéristique de sa vision du monde — faut-il rappeler que l'idée en question, basée sur les probabilités, est elle-même issue du transfert en sens inverse ? Il suffit de changer les deux coordonnées de la courbe de pression du son et de conserver les mêmes « dessins ». On obtiendra ainsi des courbes avec les deux axes bien connus de la musique instrumentale (hauteur et durée), qu'on transcrira ensuite sur portées. Quatre œuvres de la période examinée sont exclusivement bâties avec cette méthode : Mikka (1971, première composition pour violon seul), N'Shima (1975, pour deux mezzo-sopranos et quintette instrumental), Theraps (1975-76, pour contrebasse) et Mikka-S (1976, pour violon seul, qui peut s'enchaîner à Mikka). Dans deux autres pièces, les mouvements browniens dominent largement : Cendrées (1973, pour chœur mixte et orchestre) et Phlegra (1975, pour ensemble instrumental).

Mikka , sans doute parce que c'est la première composition qui met en œuvre ce transfert, est aussi la plus proche des sons de synthèse produits par la nouvelle méthode. La pièce entière ressemble à une « marche erratique » (autre traduction possible de l'anglais « random walk », rendu ici par « marche aléatoire »). Le violon, instrument à cordes sans frettes — il faut insister sur le rôle décisif de cette famille d'instruments pour Xenakis : la majeure partie de ses procédés techniques a d'abord été testée avec elle —, s'y prête merveilleusement. Xenakis écrit des notes surmontées (ou soulignées) d'une ligne brisée (cf. exemple). Il s'agit de glissements continus (d'un bout à l'autre de l'œuvre, à l'exception de quelques rares tenues), mais qui n'ont rien de commun avec les glissandi linéaires, directionnels, qui mènent d'un point à un autre : l'œuvre « erre », explorant des lignes sinueuses dans des registres restreints ou élargis. De la sorte est renversé le chemin pris par le premier Xenakis : les glissandi (linéaires) avaient aplani la dimension traditionnelle de la mélodie, la réduisant d'une façon drastique à ses deux contours extérieurs (montée ou descente) ; avec les mouvements browniens, la flexibilité de celle-ci est réintroduite ; il suffira de restaurer la discontinuité (suppression du glissement) pour la réaffirmer — pas que certaines œuvres des années 1980 franchiront, la théorie des cribles étant là pour le légitimer.

Les puristes s'étonneront du « transfert » que met en œuvre Mikka , de la synthèse du son vers la musique instrumentale — sans parler du transfert originel (comparaison entre sons et molécules). Mais les plus grandes découvertes sont dues à des procédés aussi hasardeux, qui s'opposent à l'orthodoxie du moment ! Or, avec Xenakis, la musique conquiert la vision du monde que, pendant une longue époque, la science s'était accaparée, une vision où l'accent est mis sur l'expérimentation. En outre, même les puristes reconnaîtront que, si l'on oublie à présent que les marches aléatoires ont d'abord été conçues pour la synthèse du son (ou que leur modèle découle de la physique moléculaire), elles peuvent être un procédé fécond pour la musique instrumentale. Précisément, l'évolution de Xenakis va dans ce sens : par quelques très simples changements de notation, les mouvements browniens sont progressivement transfigurés. Une première transformation survient avec N'Shima . L'exemple fournit la notice d'exécution pour les lignes mélodiques des voix de cette œuvre. Les glissements deviennent extrêmement brefs et chacun de leur point de départ est désormais attaqué — qui plus est, en sforzando —, ce qui produit un résultat aux antipodes de Mikka  : des sons ciselés, faits d'une succession de petites impulsions rythmiques et chargés d'une tension extrême, résultat que corroborent les voix « »“paysannes”, chaudes, de gorge, pleines, rondes et homogènes » (notice de la partition) que réclame Xenakis. N'Shima est d'ailleurs la pièce qui systématise les marches aléatoires : elle déroule pendant dix sept minutes une musique qui n'emploie que cette sonorité, dans la nouvelle version en question. Son application aux deux cors de la pièce est surprenante : le résultat sonore appartient à cette catégorie de sons inouïs dont Xenakis a la recette et auxquels, comme on le voit, il aboutit parfois au hasard de l'expérimentation. Par ailleurs, dès Phlegra , le compositeur avait généralisé cette sonorité à tous les instruments (cordes, bois, cuivres). Une œuvre superbe, d'une grande ampleur dramatique, qui est peut-être la plus représentative de cette époque — époque qui est réduite ici à ses procédés les plus nouveaux, bien que Xenakis continue à appliquer à sa musique ses anciennes techniques — et qui, de même que la Légende d'Eer , aurait nécessité un large développement, l'avait déjà introduite pour les chœurs, selon la version généralisée dans N'Shima  : Cendrées . L'application des marches aléatoires dans la musique instrumentale connaît une troisième et dernière version. Lorsque le trajet erratique des hauteurs devient très mouvementé (grands mouvements dans une brève durée), on n'a ni la sonorité extrêmement lisse et douce de Mikka , ni celle rugueuse qui vient d'être commentée, mais presque des champs de sons ponctuels qui évoquent les masses stochastiques des périodes précédentes (dans certains cas d'ailleurs, comme dans la fin de Phlegra , Xenakis n'indique plus de glissements).

Arborescences

L'utilisation des marches aléatoires réintroduit la méthode de composition la plus simple de Xenakis :  le graphique — méthode avec laquelle le compositeur avait conçu de larges sections de ses deux premiers opus reconnus, Metastaseis et Pithoprakta . Une seconde « théorie » (procédé technique en fait) la généralise pendant l'époque considérée : les « arborescences ». Quatre œuvres sont exclusivement issues de cette nouvelle technique : Evryali (1973, seconde pièce pour piano), Erikhthon (1974, second concerto pour piano), Gmeeoorh (1974, pour orgue) et Khoaï (1976, pour clavecin). A un niveau très général, les arborescences célèbrent les retrouvailles de Xenakis avec une certaine polyphonie. On peut aussi les rapprocher, comme me l'a suggéré Francis Bayer, des recherches du début de la Seconde Symphonie de Chostakovitch . Une troisième piste, pour établir une généalogie des arborescences, découle des procédés géométriques qu'elles activent, qui appartiennent à la topologie. Xenakis n'a jamais théorisé cette nouvelle méthode, mais, dans ses entretiens substantiels avec François Delalande (1997) et Bálint Varga (1996), il l'évoque longuement, fournissant une dernière direction quant à la recherche de l'origine de l'idée d'arborescence : un raisonnement philosophique autour de la notion de répétition, d'identité et de loi (cf. notamment François Delalande , 1997).

Les mouvements browniens fournissent une ligne mélodique. Mais comment en produire plusieurs ? Telle est la question à laquelle répondent les arborescences, qui visent la « généralisation du principe mélodique » (préface de Gmeeoorh ). Pour ce faire, il suffit de générer une ligne aléatoire qui, à un moment, se divise en plusieurs ramifications. Rien n'empêche alors de faire subir, au buisson ainsi obtenu, des transformations topologiques : inversion, rétrogradation ou rétrogradation de l'inversion — les trois transformations sérielles dont Xenakis rappelle l'usage antérieur par la polyphonie occidentale ainsi que le fait qu'elles constituent un groupe au sens mathématique du terme, le groupe de Klein (cf. Xenakis, 1990: 17-18) —, ou, en généralisant, rotations, ainsi que dilatations, compressions et distorsions. Le graphique d'arborescences le plus célèbre, que Xenakis a dessiné pour Erikhthon (exemple 7), permettra au lecteur de comprendre ce qu'elles sont (il suffira de préciser que, pour le concrétiser musicalement, on prendra les deux axes habituels, hauteur et durée), mieux que des mots. En outre, il offre l'occasion de corriger ce qui vient d'être dit. On remarque plusieurs buissons qui semblent identiques et qui auraient donc subi les transformations mentionnées. Or, l'examen à la loupe de ce graphique — l'étude de la partition, quant à elle et, encore plus, celle de l'enregistrement, ne nous apprendrait rien, car les arborescences relèvent d'un procédé purement graphique, qui ne peut avoir de correspondant auditif — montre que les transformations ne sont pas exactes. Conclusion : Xenakis est plus astucieux qu'on ne le pense, car, une fois le procédé imaginé, l'exactitude de sa réalisation, — qui, pour le répéter, n'a aucune incidence sur l'oreille — ne lui importe pas !

Il vient d'être dit qu'il serait difficile pour l'oreille de percevoir les arborescences en tant que telles. Mais cela n'a que peu d'importance. En tant que moyen, certes détourné, mais oh combien pratique, un graphique d'arborescences génère des sonorités nouvelles, inouïes, et c'est là l'essentiel. A vrai dire, ce type de sonorité existait dans les œuvres de Xenakis avant la naissance de l'idée d'arborescence. Sa première trace remonte aux curieuses lignes mélodiques des cuivres de Eonta qui, apparaissant pour la première fois à la mes.190, envahissent progressivement toute l'œuvre. Trois autres pièces du milieu des années 1960 prolongent cette préfiguration des arborescences : Hiketides (dont les cuivres sonnent comme en écho à ceux de Eonta), Nomos alpha (conclusion de l'œuvre) et Terretektorh (jeu des vents graves et des contrebasses qui, comme aux mes.291-303, montent des gammes selon des intervalles de plus en plus larges, dans des sortes de tresses). Par ailleurs, à la fin des années 1960, avec Oresteia , Medea , Nomos gamma , Nuits et Anaktoria , on approche de l'idée d'arborescence. C'est Synaphaï qui l'annonce directement. L'exemple offre un extrait du jeu du pianiste. Les lignes qui relient les notes dans la partition sont bien entendu symboliques, pour rappeler que le résultat souhaité est un « legatissimo-liquide ». Cet exemple permet aussi de souligner à quel point, comme le rappelle Marc Couroux (1994 : 57), les arborescences sont difficiles pour les interprètes. Dans Synaphaï , le pianiste doit exécuter jusqu'à dix lignes simultanément : « s'il le peut », précise Xenakis dans la préface…

Evryali — dont, selon les statistiques plus optimistes d'une autre interprète, à qui l'œuvre est dédiée, Marie-Françoise Bucquet (1981 : 222), « on ne peut jamais rendre que 80 ou 90% de la partition » —  est, comme il a été dit, la première œuvre qui lance les arborescences dans leur forme décantée. Pour cette raison sans doute, les buissons ne subissent pas encore les transformations topologiques. On remarquera aussi, en comparant plusieurs enregistrements, que le résultat souhaité par Xenakis (une absolue continuité du cheminement à travers les ramifications) n'est pas toujours obtenu : du fait que, dans la transcription sur portées, le compositeur utilise les rythmes les plus simples possibles (succession de double croches avec parfois des trous), il est tentant de placer des accents [17] . Erikhthon emploie pour la première fois les rotations des arborescences. C'est aussi l'œuvre qui systématise à l'extrême leur idée : pendant quinze minutes, l'auditeur est invité à s'immerger dans le déluge dentrique des notes du pianiste et/ou de l'orchestre. Avec Gmeeoorh , leur étude passe par un instrument que Xenakis utilise pour la première et dernière fois, l'orgue. Khoaï enfin, dernière œuvre à systématiser l'idée d'arborescence, permet au compositeur d'explorer un instrument, le clavecin, qu'il utilisera par la suite fréquemment. Notons que, dans cette pièce, d'autres éléments importants se glissent (nuages de sons notamment), marquant le début d'une époque où le compositeur combinera les arborescences conjointement à d'autres technique, notamment les mouvements browniens.

A l'écart des systèmes

Le mélange entre marches aléatoires et arborescences apparaît en fait avant Khoaï , dans Cendrées et Phlegra . Après Khoaï et jusqu'à la fin de la période examinée, trois autres œuvres rééditent cette démarche. Epeï (1976, pour sextuor instrumental), d'abord, dont le caractère étrange est peut-être justifié par son titre, « puisque, depuis » ainsi que par sa préface : « Affirmations directes d'événements. Puis, leurs négations par la modification, le changement […] ». On notera que les huitièmes de ton, pleinement intégrés dans les arborescences, y font leur apparition. Akanthos (1977, pour soprano et octuor instrumental), les utilise à nouveau. Kottos (1977, seconde pièce pour violoncelle) enfin, qui met à rude épreuve le soliste.

Sept œuvres des années 1972-77 n'emploient ni marches aléatoires, ni arborescences. Deux, A Hélène  (1977, pour chœur, sur un texte d'Euripide) et A Colonne  (1977, pour chœur d'hommes et ensemble instrumental, sur un extrait d'Oedipe à Colone de Sophocle ), poursuivent la veine issue du théâtre antique. Notons que c'est avec la première qu'apparaît pour la première fois la tentation de la reconstitution historique : « les lignes mélodiques épousent la modulation du parler de cette époque [d'Euripide] tout en respectant les valeurs longues et brèves », note Xenakis dans la préface de la partition. Il s'intéressera désormais à la phonétique du grec ancien, ce qui lui permettra d'introduire la prosodie, qu'ignorait délibérément l'Orestie. Une troisième œuvre, Linaia-Agon (1972 et nouvelle version en 1982, pour trio de cuivres) réactive la théorie des jeux. Charisma (1971, pour clarinette et violoncelle), marque la plus grande concession de Xenakis à l'esprit ambiant de l'époque : elle constitue une pure combinatoire de timbres nouveaux. Avec Empreintes (1975, pour orchestre), le compositeur explore une dernière fois d'une manière systématique (quoique implicite) le modèle du son. La préface de la partition, en se cantonnant à une description, est unique en son genre :

« D'abord un long unisson aux cuivres et aux cordes, chargé d'empreintes telles que le pied laisse sur le sable envahi par la vague. Des filaments de cordes (glissandi) s'échappent de cet unisson et envahissent l'espace, puis des formes naissent qui s'entrechoquent et virevoltent pour finalement disparaître dans une granulation aux bois et aux cuivres ».

Poème symphonique ? La question pourrait être posée pour de nombreuses œuvres de Xenakis — elle devient pressante avec celles qui épousent le modèle du son : leur caractère processuel leur accorde une apparence narrative. Empreintes narre peut-être les premières vacances de Xenakis dans les îles grecques, auxquelles, pendant son exil, il avait substitué la Corse. Une sixième œuvre, Eridanos (1972, pour orchestre), possède une préface diamétralement opposée à la précédente :

« L'idée centrale est la construction d'organismes à l'image des chaînes nucléiques de la génétique. Ici, c'est un fragment de l'acide désoxyribonucléique (ADN) formé d'un sucre et d'un acide phosphotique. Les éléments H(ydrogène), O(xygène), C(arbone), P(hosphore) sont présentés par des ensembles d'intervalles fixes mais permutables. Les intervalles sont mesurés avec comme unité le demi-ton ou le quart de ton, suivant le cas. Les H et O sont joués par les cordes, les C et P par les cuivres. Les notes des ensembles d'intervalles sont présentées sous forme de nuages ou de méandres ».

Le « transfert du modèle » pratiqué ici — une théorie biologique est appliquée à la musique selon un code qui, si l'on n'en dispose pas les clefs, reste hermétique —, que l'on reproche souvent à Xenakis, s'intègre parfaitement dans l'histoire de la musique : n'y a-t-il pas un lien, d'une part, entre le « programme » des poèmes symphoniques et ce transfert et, d'autre part, entre ce dernier et la modélisation du réel qui domine la musique actuelle ? « La métaphore de naguère est en train de se transformer en un éventail de modèles informatiques », constate André Riotte [18] et nous pourrions très bien situer la pratique xenakienne entre la métaphore et les modèles informatiques : l'aspect surprenant du transfert du modèle réside précisément dans le fait qu'il évoque encore l'inspiration dite extra-musicale des romantiques tout en inaugurant notre époque.

Psappha et la pulsation

Une dernière œuvre de la période 1972-77 s'en détache : Psappha (1975), pour percussionniste seul, qui fut créée par Sylvio Gualda . Plusieurs raisons expliquent la place particulière de cette composition, la première du genre chez Xenakis. Elle n'emploie ni marches aléatoires, ni arborescences. Elle est peut-être sa pièce la plus jouée. Enfin et surtout, elle inaugure une voie que, désormais, le compositeur utilisera systématiquement dans son écriture pour les percussions : l'exploration de la pulsation dans toutes ses facettes, notamment avec la superposition de couches asynchrones d'accents. Alors que la musique contemporaine, qui a remis à l'honneur les percussions, les utilise habituellement pour leur richesse en timbres, le nom de Xenakis sera lié, pour les percussionnistes, à la notion de pulsation. Ce dernier facteur explique le succès de Psappha auprès de ces derniers, mais aussi d'un large public : n'accuse-t-on pas régulièrement la musique contemporaine d'avoir éliminé cet élément indispensable à la musique — puisqu'il se trouve à la base de ce que l'on appelle rythme —, la pulsation ?

 L'exemple offre le début de Psappha , où l'on constatera que le compositeur utilise, pour la première fois, une notation proportionnelle (l'espace entre deux barres verticales équivaut à 152 battements par minute ; la pièce ne met en jeu que des attaques sur ces barres, c'est-à-dire des pulsations, ou des divisions par deux) et, surtout, fait appel à l'inventivité de l'interprète. En effet, le choix laissé à ce dernier quant aux timbres est grand. La partition indique six groupes d'instruments, nommés de « A » à « F », et la notice explicative précise que ceux des trois premiers correspondent à des peaux ou des bois et ceux des trois derniers à des métaux. La notice fournit une liste d'instruments, parmi lesquelles l'interprète choisit, avec la possibilité de changer en cours de route. Seul impératif : respecter une distribution par registre. Cette liberté de choix confirme le fait que Psappha se centre sur le rythme-pulsation et non sur le timbre, laissant ce dernier — avec lequel Xenakis symbolise son extrême ouverture d'esprit (choix d'instruments très variés, notamment pour les peaux, en provenance des quatre coins du monde) —, à son être-là [19] . D'où aussi la prédilection pour les peaux, dont atteste déjà Persephassa et que confirmeront les pièces ultérieures. En outre, les accents indiqués sur la partition peuvent avoir plusieurs interprétations, comme l'explique la notice : « intensité plus forte » bien entendu, mais aussi « changement brusque de timbre », « ajout brusque d'un autre son » et « combinaison simultanée des significations précédentes ».

L'intrusion, dans l'univers xenakien, de cet élément « primaire » qu'est la pulsation — à ce titre, les œuvres de Xenakis pour percussions ne sont pas sans affinités avec celles issues de la veine du théâtre antique qui visent une certaine authenticité (depuis A Hélène ) — peut sembler brutale. En réalité, on peut suivre son émergence progressive dès Metastaseis , sans parler des œuvres de la période de formation, qui l'utilisent systématiquement. Pensons au début de Metastaseis : l'absolue continuité (le caractère lisse) du gigantesque champ de glissandi est perturbée par les coups sporadiques d'un wood-block, qui introduisent la discontinuité, la mesure du temps, une certaine régulation — notions dont la pulsation constitue le symbole le plus marquant. Dans des pièces du milieu des années 1960 comme Medea , de telles interventions des percussions, en se densifiant, peuvent déboucher sur de brèves successions de pulsations et il est significatif qu'elles tranchent alors, comme dans Nomos gamma , avec un contexte qui privilégie encore les nuages ataxiques de sons ponctuels. Persephassa — la première œuvre pour percussions, rappelons-le, où six instrumentistes entourent le public —, franchit un pas supplémentaire. Deux passages introduisent la pulsation. Mais ils se lisent encore dans leur opposition à des solutions « chaotiques », apériodiques et continues. L'un d'eux (mes.191-214) connaît une évolution entropique : les six musiciens jouent une succession régulière et lente de noires, puis, progressivement, superposent des tempi différents. L'autre, par contre, très symbolique et avec lequel débute l'œuvre (mes.7-61) après un long roulement des peaux non moins symbolique — dans la plus pure tradition des œuvres qui s'instituent comme la narration d'un ordre qui émerge du chaos —, est de nature néguentropique : une ponctuation régulière de noires émerge progressivement du silence.

Il reste que Psappha marque une nouvelle manière et aura une incidence très grande sur l'œuvre à venir de Xenakis : non seulement sur l'écriture pour percussions, mais aussi sur toute sa production. L'intrusion de la pulsation ne constitue que le symptôme le plus évident d'un changement à plus vaste échelle, qui affecte toute l'œuvre. Comme on l'aura compris, la pulsation est le symbole d'une idée générale qui peut s'énoncer triplement : l'« ordre » opposé au « désordre », la périodicité versus l'apériodicité et la discontinuité contre la continuité. Elle régule l'univers rythmique (dans la conception traditionnelle du rythme, la pulsation est l'élément de base). Par définition, elle se répète identique à elle-même et constitue donc la périodicité minimale. Enfin, dans un temps primaire supposé infiniment lisse, elle introduit la discontinuité. Or, cette triple opposition peut se retrouver à tous les niveaux de l'univers musical. L'œuvre de Xenakis qui a été commentée jusqu'à présent a toujours privilégié les seconds termes de ces oppositions. Par contre, à partir de la fin des années 1970, le compositeur réintroduit des solutions qui confortent les premiers termes, notamment avec la généralisation des cribles.

Pour en rester à l'écriture pour percussions, répétons que, désormais, elle portera le sceau de Psappha , du moins en ce qui concerne les peaux. Il en va ainsi de la seconde pièce pour un percussionniste (Rebonds , 1987-88), des deux autres avec plusieurs percussionnistes (Idmen B , 1985 et Okho , 1989), des œuvres pour orchestre ou pour formation de chambre avec un ou plusieurs percussionnistes solo (Aïs , 1980, Chant des soleils , 1983, Kassandra , 1987 et les deux duos percussion-clavecin, Komboï , 1981 et Oopha , 1989), sans parler des innombrables compositions qui utilisent la percussion parmi d'autres instruments, telles que Thalleïn (1984). Dans l'immédiat, deux œuvres généralisent cette écriture. Dans Dmaathen (1976, pour hautbois et percussion), les peaux exploitent les déplacements d'accent sur des pulsations, tandis que le vibraphone et le xylorimba construisent, avec le hautbois (dont Xenakis saura aussi exploiter les multiphoniques, qui restent une technique neuve pour l'époque), des arborescences. Quant à la seconde, Pléiades (1978), qui appartient en fait à la période suivante et qui est la deuxième pièce écrite pour les Percussions de Strasbourg, elle fait partie, avec sa gigantesque dimension (plus de trois quarts d'heure), de ces grandes fresques — telles que Cendrées ou la Légende d'Eer  — dont ce livre ne peut rendre justice. Notons seulement que Xenakis y construit un nouvel instrument métallique à clavier, le « sixxen » et que l'exploration du rythme-pulsation aboutit à une merveilleuse polyrythmie dont, pour reprendre ses mots, « l'unique source […] est l'idée d'une périodicité, répétition, duplication, récurrence, copie, fidèle, pseudofidèle, sans fidélité » (pochette du disque Harmonia Mundi 905185). En clair : il explore la vaste gamme qui va de la périodicité à l'apériodicité.



[1] Cet article « est contemporain d'autres textes, […] par exemple, la “ville spatiale” de Yona Friedman, ou la “ville cybernétique” de Nicolas Schöffer, ou encore les pyramides habitées de Paul Maymond », écrit Michel Ragon (in Xenakis, Arts/Sciences. Alliages : 80).

[2] Seule référence écrite à Husserl : une note de bas de page de Xenakis, 1966b = Musique. Architecture : 71.

[3] Musiques formelles contenait la phrase marquante : « Nous commencerons par nous considérer brusquement amnésiques de manière à pouvoir remonter aux sources des opérations mentales de la composition et pour essayer de dégager des principes généraux valables pour toutes les musiques » (Musiques formelles : 185). Par ailleurs, dans le chapitre sur la théorie des jeux du même ouvrage, après avoir fait quelques références à des traditions du passé où l'on pratiquait des concours musicaux, Xenakis écrivait : « Mais le problème n'est pas la justification historique d'une nouvelle aventure ; bien au contraire, c'est l'enrichissement et le bond en avant qui importent » (ibid : 193).

[4] Cet énoncé est déjà présent dans le dernier chapitre de Musiques formelles, avec lequel les recherches entreprises à Berlin sont en continuité ; mais, à l'époque, Xenakis hésite entre la dichotomie mentionnée et une trichotomie, qui comprendrait en outre la catégorie « temporelle ».

[5] René Leibowitz, Introduction à la musique de douze sons, Paris, L'arche, 1949, p. 103-104.

[6] Xenakis (1966, « Zu einer Philosophie der Musik/Toward a philosophy of Music » = Musique. Architecture : 93-118) en ayant partiellement fourni les clefs, plusieurs tentatives pour l'analyser ont été effectuées : cf. notamment F. Vandenbogaerde (1968), T. Delio (1980), J. Vriend (1981), M. Solomos (1993 : 407-510) et A. Lai (2001).

[7] Le critique Antoine Goléa affirme que « c'était ce qu'il avait entendu de plus laid dans toute son existence » (rapporté par Xenakis, 1988b : 136). Il est cependant difficile de considérer son témoignage comme représentatif des réactions du public : n'écrira-t-il pas en décembre 1971, lors de la création parisienne de Aroura (1971, pour douze cordes) : « C'est horrible, et ce ne sont pas les hurlements d'enthousiasme d'un public, dont la mise en condition est d'autant plus aisée à obtenir qu'il ignore tout de la musique de notre époque, qui me feront changer d'avis » ?

[8] « Je ne dissimulerai pas que j'avais quelque prévention à l'encontre de cette partition, du fait que l'auteur utilise des moyens de travail quelque peu suspects aux yeux des compositeurs : un cerveau électronique, nourri de formules algébriques empruntées à la théorie des ensembles et au calcul des probabilités. A l'audition j'ai changé d'avis, car, contrairement à ce que je craignais, il ne s'agit nullement d'une abstraction purement mécanique. […] De l'ensemble se dégage une impression de puissance, de grandeur même, et surtout — et c'est là le point capital —, une sensation particulière du temps vécu par la musique. C'est précisément du fait de ce bouleversement dans la perception du temps musical que la partition de Xenakis […] procure à l'auditeur cette impression de mutation » (Robert Siohan, Le Monde, 22 décembre 1964, cité par Jésus Aguila, Le Domaine musical. Pierre Boulez et vingt ans de création contemporaine, Paris, Fayard, 1992, p. 278).

[9] Kostas Papaïoannou, La civilisation et l'art de la Grèce ancienne, Paris, Librairie générale française, 1990, p. 159.

[10] Le lecteur intéressé par leur énumération pourra se reporter à Regards sur Iannis Xenakis : 365-385,  qui les établit exhaustivement jusqu'en 1981.

[11] Deux analystes, Jean-Rémy Julien (1986) et Pierre Saby (1988) ont évoqué l'existence d'une section d'or qui déterminerait la forme de Nuits ; leurs thèses sont discutées en détail dans Makis Solomos (1993 : 511-552).

[12] Le chiffre de haut-parleurs avancé ici ne correspond pas à celui dont parle Varèse pour sa propre composition : « La musique était diffusée par 425 haut-parleurs ; il y avait 20 groupes d'amplificateurs : la musique était enregistrée sur une bande magnétique à 3 pistes qui pouvait varier en intensité et en qualité. Les haut-parleurs étaient échafaudés par groupes et dans ce qu'on appelle des  “routes de sons” pour parvenir à réaliser des effets divers : impression d'une musique qui tourne autour du pavillon, qui jaillit de différentes directions ; phénomène de réverbération… etc… » (Edgar Varèse, « Musique spatiale » (conférence de 1959), in Ecrits, textes réunis et présentés par L. Hirbour, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 151).

[13] Lors de la création de Terretektorh, un critique écrivait qu'il fallait complimenter le public qui, « comme l'auteur de cet article, était situé entre une clarinette et une contrebasse, devant un alto et derrière un trombone » (K.H. Ruppel, « Royan will ein Zentrum moderner Musik werden », Melos n°33, 1966, p. 159).

[14] D'autres passages de Persephassa mettent en œuvre une utilisation de l'espace plus complexe : cf. Makis Solomos (1994b).

[15] Encyclopedia of Mathematics, Dorbrecht-Boston-London, Kluwer Academic Publishers, 1993, vol.1, p. 483.

[16] « Processus stochastique d'une forme particulière, qui peut être interprété comme un modèle décrivant le mouvement d'une particule dans un certain état spatial sous l'action de quelque mécanisme aléatoire » (ibid, vol.7, p. 485).

[17] Ce fut peut-être le cas lors de la création de l'œuvre, où un critique nota : « La nouvelle œuvre […] sonna parfois comme une toccata de Prokofiev » (Donald Henahan, The New York Times, 25 octobre 1973).

[18] « Modèles et métaphores: les formalismes et la musique », dans St. McAdams, I. Deliège (éd.), La musique et les sciences cognitives, Liège, Pierre Mardaga, 1989, p. 532.

[19] Dans Idmen B (1985), Xenakis poussera encore plus loin la liberté offerte aux percussionnistes ainsi que l'ouverture d'esprit en question : « La nomenclature des instruments à percussion dans toutes les séquences est à titre indicatif. Ils pourraient être remplacés par d'autres mais en respectant l'esprit de la musique. Par exemple : remplacer les peaux accordées neutres par de belles d'Asie, Océanie, Afrique… », écrit-il dans la préface de la partition. Une autre œuvre, Okho (1989), emploie uniquement des djembés africains. Seul souci, ici aussi, qui tient de la rationalisation la plus abstraite, la plus universalisante : la classification des instruments en fonction du registre.