Le début des années 1970 marqua l'apothéose de la renommée de Xenakis. Ce fut aussi une époque où la musique contemporaine, contribuant au grand élan de la société, attira la curiosité d'un public nouveau et important en quantité, sinon massif. Avec Stockhausen , Xenakis constitua, au niveau international, l'emblème de cet esprit d'ouverture qui régna dans toutes les sphères de la culture. L'embellie ne fut que de brève durée et la musique contemporaine retourna à son « domaine réservé ».
La troisième grande partie de la trajectoire de Xenakis, qui débute à la fin des années 1970, participe au climat général ambiant qui suivit cette époque d'euphorie. Toujours très féconde en œuvres, elle l'est moins en innovations théoriques ou compositionnelles. Elle cherche une issue à la crise générale (de la musique contemporaine, de la société) par une intériorisation de plus en plus poussée, voire, par le chemin de l'ascétisme. La longue maladie de Xenakis explique sans doute encore plus ce tournant décisif.
Trois époques seront distinguées, dont celle centrale (1984-93) est la plus longue, la première (1978-83) pouvant être considérée comme une transition prolongée et la dernière s’achevant musicalement dès 1997. Durant la période centrale s'élabore un style nouveau, centré sur la « théorie des cribles » — peut-être comme ultime aboutissant de la tentative de fonder la musique —, qui conduit à la prédominance du geste.
Les années 1978-83 peuvent d'abord être abordées dans leur forte continuité avec l'époque qui précède : les innovations de cette dernière (marches aléatoires, arborescences, travail sur la pulsation) y trouvent un prolongement. Les mouvements browniens sont utilisés d'une manière franche dans les deux premières œuvres : Jonchaies (1977, pour orchestre) et Ikhoor (1978, pour trio à cordes). A partir de Palimpsest (1979, pour ensemble instrumental) et jusqu'au Chant des soleils (1983, pour chœur mixte, chœur d'enfants, cuivres et percussions), en passant par Anémoessa (1979, pour chœur mixte et orchestre), Dikhthas (1979, pour violon et piano), Serment-Orkos (1981, pour chœur mixte), Nekuia (1981, pour chœur mixte et orchestre) et Tetras (1983, second quatuor à cordes), ils continuent à être employés, mais il semblerait que leur décantation donne lieu à une quatrième et dernière version de cette sonorité : la succession de simples petits glissandi. Ils perdent ainsi leur originalité propre et c'est sans doute pourquoi Xenakis finit par les oublier. Une dernière œuvre, Mists (1981, pour piano), imbrique étroitement le travail des marches aléatoires avec l'exploration des cribles.
De même, les arborescences connaissent leurs ultimes ramifications, avec cinq œuvres : outre trois qui viennent d'être citées, Jonchaies , Dikhthas et Mists , il s'agit de Mycènes alpha (1978, pour bande) et Komboï (1981, pour clavecin et percussions). A la différence des mouvements browniens cependant, les arborescences que déploient ces compositions s'inscrivent dans l'esprit premier de cette technique. Il en va ainsi des gigantesques rhizomes des mesures 69-125 de Jonchaies ainsi que d'une grande partie des textures de Mycènes alpha. De même, tout le jeu du pianiste de Dikhthas ainsi que celui d'une partie du vibraphone et du clavecin de Komboï, en sont issus — faut-il rappeler que les arborescences sont parfaitement adaptées au jeu des claviers qui, inversement, ne peuvent pas produire de glissandi ? Par contre, la troisième pièce pour piano de Xenakis, Mists , pose un problème à l'analyste. Dans la préface à la partition, le compositeur mentionne les arborescences comme en constituant la seconde idée (la première étant l'exploration des cribles « à l'aide de marches aléatoires »). Or, si, de toute évidence, Mists déploie des lignes mélodiques ramifiées (début, fin et quelques passages du milieu), celles-ci sont pourtant intimement liées à l'exploration des cribles, qui marquent ainsi, dès le début des années 1980, leur prédominance.
Les pièces de l'époque examinée employant des percussions, Pléïades (1978), qui a déjà été commentée, Aïs (1980, pour baryton, percussionniste solo et orchestre), Komboï et Chant des soleils continuent à exploiter, à la suite de Psappha , la pulsation avec des couches d'accents asynchrones, que, dans sa préface à Komboï, Xenakis nomme « anthypherèses (déplacements des temps forts) ». Par ailleurs, les champs de glissandi linéaires opèrent leur retour au moins dans deux œuvres : le trio Ikhoor et Pour les Baleines (1982, pour orchestre à cordes). Cette dernière petite merveille (deux minutes trente) est, avec Nuits , l'une des rares à porter une dédicace politique (un engagement écologique, en faveur de la protection des baleines). Elle témoigne de la grande différence entre le figuralisme de la tradition (imitation par un code) et l'« abstraction » de la musique contemporaine qui rencontre, sur son chemin, des sons quasi « concrets » ; à l'entendre, on croit voir des baleines, mais celles-ci ne sont nullement « imitées » : la technique du glissando les met presque directement sur scène.
Anémoessa tranche dans cette production en continuité avec les périodes antérieures. Les chœurs chantent exclusivement des voyelles précédées d'« un raclement du fond de la gorge basé sur le son H très dur » (préface de la partition), une technique que Xenakis appliquera (avec, parfois, l'usage simultané de textes), à toutes ses œuvres vocales de la période considérée. Leurs textures, soutenues par celles de l'orchestre, sont en grande partie dominées par des tenues individuées au niveau du rythme, avec l'ajout de silences eux aussi individués. Le résultat sonore est commenté par le compositeur dans la préface de la partition :
« Avec cette pièce, j'ai inauguré à l'orchestre et aux voix une façon par masquages et évidements. Les instruments ne jouent que rarement des suites de hauteurs (mélodies). Les tenues sont parsemées de blancs qui créent des sonorités imprévues (un peu comme quand on navigue au milieu de récifs qui apparaissent lentement ou brusquement et qu'il faut éviter !). Une autre image serait celle de “bêtes” sonores avec des circulations internes et des liaisons entre des entités situées dans et formées par des groupes de timbres et de registres locaux ».
En 1975, le synthétiseur que toute l'œuvre de Xenakis attendait depuis Metastaseis , vit enfin le jour : l'UPIC (Unité Polyagogique Informatique du CEMAMu). Il s'agit d'une table à dessiner sur laquelle, pour simplifier, on fait successivement deux choses à l'aide d'un crayon électromagnétique : d'abord, on dessine la courbe de pression ; puis, une « partition ». Dans le premier cas, l'UPIC synthétise un son ; dans le second, la totalité de l'œuvre (dans cette seconde étape, on indique sur la « partition », par un code particulier, les sons choisis que l'on a déjà construits dans la première étape — sans parler des enveloppes d'intensité que la machine permet aussi de dessiner). On constate aisément en quoi ce « synthétiseur » est spécifique à Xenakis quant à la méthode générale : il fait appel au graphique. La méthode de synthèse lui est aussi personnelle, puisqu'il s'agit de dessiner directement la courbe de pression. Enfin, troisième spécificité : avec l'UPIC, Xenakis peut s'acheminer vers l'unification de la « microcomposition » (synthèse du son) et de la « macrocomposition » (composition de l'ensemble), puisque la méthode est la même (graphique) — il faudra cependant attendre le programme GENDYN pour une véritable unification. Par ailleurs, cette machine offre incontestablement une radicale simplicité dans son usage : il suffit de savoir « dessiner » pour s'en servir. Les critiques soutiendront cependant, et non sans quelque raison, que cette simplicité va de pair avec un inconvénient majeur : il faut un travail plus que soutenu pour pouvoir lier mentalement le dessin au résultat obtenu quant à la synthèse du son. Cette critique renvoie au transfert de l'espace (graphique en l'occurrence) sur le temps, caractéristique de Xenakis. Plus généralement, on reproche à l'UPIC d'être « la machine de Xenakis », conçue par lui et pour lui. Sans entrer dans le débat, constatons simplement que d'autres compositeurs sauront se servir de l'UPIC pour atteindre leurs propres fins compositionnelles [1] .
La première
œuvre pour laquelle Xenakis utilise l'UPIC est Mycènes alpha , écrite pour s'insérer dans le déroulement du Polytope
de Mycènes. Pour sa macrostructure, il fait appel aussi bien à des glissandi
linéaires qu'à des arborescences. L'exemple fournit un extrait de sa
« partition », c'est-à-dire du dessin de la macrostructure. Il y
revient, en 1981, avec Pour la Paix , une pièce qui connaît quatre versions. La dernière
(bande qui comprend à la fois la bande électroacoustique ainsi que les récitants
et les chœurs préenregistrés) indique qu'il s'agit, en quelque sorte, de l'unique
Hörspiel de Xenakis. Les chœurs
se focalisent sur des voyelles en transformation continue ou sur des modulations
de souffle ainsi que sur des « cris horribles non rythmés » (préface
de la partition). Mais ils peuvent aussi chanter des phrases extraites de
deux romans de Françoise Xenakis , Ecoute
et Les morts pleureront (à laquelle il fera de nouveau appel pour Nekuia
, conjointement au Siebenkäs de Jean-Paul Richter ). Comme l'indique le titre
Pour la Paix , c'est peut-être l'œuvre la plus engagée du compositeur,
du moins si l'on se réfère à son contenu verbal (cf. R. Frisius, 2003). Quant
à la bande (électroacoustique), travaillée avec l'UPIC, elle est incontestablement
plus riche que Mycènes alpha : profitant sans doute du
texte, Xenakis lâche une fois de plus la bride à son imagination « figurative ».
Par la suite, le compositeur n'écrira que deux autres œuvres à l'aide de l'UPIC :
Taurhiphanie (1987) et Voyage absolu des Unari vers Andromède
(1989). La seconde est élaborée pour le Temple Kamejama Hontokuji
de Himeji (Osaka), à l'occasion d'une exposition internationale de cerfs-volants.
La première, initialement pensée pour un spectacle qui devait impliquer des
taureaux et des chevaux — son titre assemble les mots grecs tauros (taureau) et hippos (cheval) — fait partie de ces pièces dont l'allure
figurative est le prétexte (ou l'inspiration) dont part Xenakis pour renouveler
notre univers sonore.
Durant
les années 1978-83, l'œuvre instrumentale déploie une nouvelle technique,
qui génère ce qui sera nommé ici « halos sonores ». Examinons les
mesures 40-41 de Nekuïa (cf. exemple). Le chœur des soprani,
divisé en cinq voix, chante une sorte d'hétérophonie (mêmes hauteurs, puisées
dans un crible, avec décalages rythmique). Cette technique est préfigurée
dans le début d'une œuvre de la fin de la période précédente, Retours-Windungen
(tournoiement des douze violoncelles autour de trois notes seulement).
Elle se généralise dans la période examinée : onze œuvres (sur vingt
deux) la mettent en jeu, parmi lesquelles deux n'ont pas encore été mentionnées,
Shaar (1982, pour orchestre à cordes) et Lichens
(1983-84, pour orchestre). Xenakis lui-même n'a jamais commenté ces
halos sonores, si ce n'est à propos de Nekuïa , où il parle de « multiplicités de lignes mélodiques
décalées, comme une sorte de réverbération artificielle » (préface de
la partition).
Les halos sonores font leur véritable entrée avec la première grande partie de Jonchaies — une œuvre très remarquée des années 1970, peut-être en raison de sa construction par grands pans (avec, souvent, un effet de tuilage), qui assure une certaine continuité, sans pour autant employer le modèle du son : pendant quatre minutes, les cordes jouent en hétérophonie des montées et des descentes sur une échelle unique qui sera commentée sous peu. Aux mesures 94 et suivantes d'Ikhoor , sont entendus pour la seconde fois les effets de halo, dans un effectif bien moindre (trio à cordes). Pléïades les revivifie dans sa section pour claviers. Les mesures 93 et suivantes de Palimpsest en donnent une version pour ensemble de chambre. Cette pièce de 1979 est très annonciatrice de l'écriture qui dominera dans la période ultérieure : les halos n'occupent qu'une petite partie et dominent des gammes et mouvements parallèles sur cribles, des homorythmies ainsi que des dialogues entre groupes standards de timbres. L'œuvre suivante qui emploie ces sortes de réverbérations, Aïs , est sans doute le chef-d'œuvre du tournant des années 1970-80. Xenakis y manifeste, par le choix des textes poétiques (extraits de l'Odyssée et de l'Illiade ainsi que de poèmes de Sappho ), sa préoccupation pour la mort qui, si l'on pense aussi à Nekuia , caractérise peut-être cette époque : « Un désir me tient de mourir et d'aller voir les rivages de l'Achéron, fleuris de lotus, humides de rosée » (Sappho) chante le baryton. Cette composition très inspirée témoigne une fois de plus du génie sonore inventif de Xenakis, qui prend souvent pour prétexte le fameux figuralisme : « L'orchestre souligne ou invoque les sentiments et sensations du couple mort-vivant que nous sommes et dans lequel ils sont enchâssés, sans échappée possible », écrit le compositeur (préface de la partition). Un ouvrage plus étendu devrait détailler les merveilleuses sonorités orchestrales de la pièce, sans parler de l'écriture très variée pour la voix.
Avec le chœur de Serment-Orkos , qui, à côté de pures voyelles ou d'un « raclement rude de la gorge » (préface de la partition), chante le texte du serment d'Hippocrate , les halos sonores font bon ménage avec les caractéristiques qui domineront la période suivante, ce qui n'est pas le cas de l'œuvre suivante qui les emploie, Nekuïa , laquelle a déjà été mentionnée, où, au contraire, ils ont la primauté. Shaar et Tetras , sans doute en raison de leur effectif (orchestre à cordes et quatuor à cordes) sont proches d'Ikhoor et les réverbérations artificielles n'en occupent que de bref passages. Tetras est l'œuvre la plus « bruitiste » de Xenakis, avec ses bruits obtenus en frottant le crin de l'archet sur le chevalet, sur le cordier, le long de la quatrième corde, sur une ou deux cordes en grinçant, etc. Par ailleurs, elle marque l'apothéose de l'utilisation xenakienne du glissando, sous toutes ses formes possibles. Enfin, signe caractéristique de l'écriture qui va dominer par la suite, elle utilise le quatuor à cordes comme un seul instrument. Chant des soleils (sur des textes du compositeur inspirés d'un poète du XVIème siècle, Peletier du Mans ) et Lichens sont les dernières œuvres qui déploient les halos sonores. Par son extraordinaire énergie et sa forme qui s'accorde, une dernière fois dans la production xenakienne, sur le modèle du son, cette dernière mériterait une analyse étendue pour la rendre plus connue.
Si l'on excepte Mycènes alpha , Anémoessa et Pour les Baleines , toutes les œuvres qui viennent d'être commentées font usage de cribles — parallèlement à d'autres techniques —, sous la forme des halos sonores ou tels quels. Par ailleurs, deux brèves pièces de musique de chambre appartenant à la même période, Embellie (1981, pour alto) et Pour Maurice (1982, pour baryton et piano) n'ont pas été évoquées : elles sont exclusivement bâties sur des cribles, sous leur forme la plus directe. La généralisation de ces derniers débute donc à la fin 1977 (avec Jonchaies ) et prend son expression la plus claire dès 1981 (avec Embellie ).
Que sont les « cribles » ? Leur construction est proche de celle des classes de hauteur de Herma (logique symbolique). Mais il existe une différence fondamentale : avec les cribles, les ensembles de notes ne sont plus une réunion quelconque de hauteurs, ils se plient à un ordonnancement, à une périodicité. Un crible constitue donc ce que la tradition musicale nomme échelle. Leur construction passe par une formule logico-arithmétique. Prenons un exemple simple, illustré par Xenakis (Kéleütha : 76) : construisons l'échelle de la gamme majeure qui, au sein d'une octave, fait se succéder 2, 2, 1, 2, 2, 2 et 1 demi-tons. Cette échelle peut s'écrire :
120 + 122 + 124 + 125 + 127 + 129 + 1211
Le chiffre 12 représente les douze demi-tons de l'octave. L'expression 120 signifie que, à partir d'une origine, par exemple la note do, on prend tous les do ; avec 122, on prend toutes les hauteurs situées à deux demi-tons de l'origine, soit tous les ré ; etc. Enfin, le signe + (union) indique que l'on réunit toutes ces notes. Si l'on rendre les possibilités plus nombreuses, on peut utiliser également l’intersection (.) et la complémentarité (Ø). La gamme majeure pourrait alors s’écrire, selon un des premiers textes de Xenakis consacré aux cribles (Xenakis, 1967 = Musique. Architecture : 64) :
Le but principal de Xenakis n’étant pas d’analyser des échelles existantes, la théorie des cribles aura pour tâche de générer des échelles inouïes, en utilisant d'autres périodicités que l’octave et/ou d’autres unités que le demi-ton (par exemple le quart de ton). On l'imagine aisément, les cribles obtenus peuvent être alors très riches, tout en respectant l'idée de base, c'est-à-dire l'existence de symétries — même si celles-ci ne sont pas nécessairement détectables à l'oreille. Par ailleurs, Xenakis (Kéleütha : 84-85) a aussi réfléchi sur la manière de construire l'expression logico-mathématique d'un crible a posteriori, en partant d'une échelle élaborée « intuitivement ». Enfin, le même article informatise la production des cribles [2] .
Avant de fournir quelques exemples concrets de cribles xenakiens, situons leur théorie dans la logique générale de l'évolution du compositeur. « Quand pour une pièce donnée on a résolu le problème de l'échelle de manière satisfaisante, on a alors résolu la moitié des problèmes de composition », écrit Xenakis en 1988 (1988b : 133) : la théorie des cribles occupe une place prépondérante dans sa production récente. Or, cette théorie a déjà été mentionnée dans le second chapitre : son élaboration date de l'époque de Berlin (début des années 1960). Cependant, comme il a été dit, le compositeur a d'autres projets théoriques durant cette période (théorie des groupes) et c'est pourquoi elle y est éclipsée. Dans les années 1970 domine à nouveau, comme avec l'époque des glissandi, la continuité (mouvements browniens et arborescences) : les cribles y sont mis de côté. Il faudra donc attendre 1977 (Jonchaies ) pour qu'ils ressurgissent : ils occuperont désormais le devant de la scène. Depuis son élaboration, cette théorie ne connaît pas de développements nouveaux, si l'on excepte son informatisation, déjà mentionnée.
La problématique des cribles correspond en apparence à une préoccupation théorique que Xenakis n'a jamais abandonnée, même si elle ne s'exprime plus avec les grands élans des années 1960 : la quête des fondements de la musique. Cette quête, dans son ultime phase, celle des cribles, passe par le souci de restaurer l'« ordre », la discontinuité et la périodicité, dont, on l'a vu à propos de Psappha , l'introduction de la pulsation constitua le premier signe. Lisons le début d'un article sur les cribles :
« En musique, la question des symétries (identités spatiales), ou des périodicités (identités dans le temps), joue un rôle fondamental à tous les niveaux, depuis l'échantillon, en synthèse des sons par ordinateur, jusqu'aux architectures d'une pièce. Il est donc nécessaire de formuler une théorie permettant de construire des symétries aussi complexes qu'on les désire et, inversement, à partir d'une suite donnée d'événements ou d'objets dans l'espace ou dans le temps, de retrouver les symétries qui la constituent. On nomme ces suites des “cribles”. Tout ce qui sera dit ici pourra s'appliquer à tout ensemble de caractéristiques du son ou de structures sonores bien ordonné, et spécialement à tout groupe muni d'une opération additive et dont les éléments sont des multiples d'une unité, c'est-à-dire qu'ils appartiennent à l'ensemble N des nombres naturels. Exemple : hauteurs, instants, intensités, densités, degré d'ordre, …, timbre localement, etc… » (Xenakis, Kéleütha : 75).
La fin de ce texte indique l'ambition affichée des cribles : fonder la musique, unifier ses domaines particuliers grâce à une unique axiomatisation. Cependant, on notera que Xenakis a surtout appliqué les cribles aux hauteurs. Certes, des œuvres comme Persephassa , Pléiades ou Komboï en généralisent la portée en les appliquant sur les rythmes [3] , mais les cribles rythmiques sont moins courants que les cribles de hauteurs. Par ailleurs, dans le texte cité (ibid : 87), Xenakis envisage de transférer la théorie des cribles dans le domaine de la synthèse du son ; cependant, il semblerait qu’il ne l’ait jamais fait. Quant au « tout ensemble de caractéristiques du son ou de structures sonores bien ordonné », Xenakis pense peut-être à la théorie des groupes des années 1960 — le texte cité est très proche de celui qui a été commenté dans le second chapitre à propos de cette dernière —, qui, elle, s'était traduite dans la pratique par cette généralisation. Surtout et pour simplifier : parce que ce sont des échelles, les cribles sont directement liés à la problématique des hauteurs et leur généralisation portera leur trace. La portée « fondatrice » des cribles reste donc limitée (au domaine des hauteurs et, subsidiairement, du rythme).
Retour aux hauteurs : telle semble être, par conséquent, le projet implicite de la théorie des cribles — un projet qui converge avec une tendance importante de toute la musique contemporaine depuis au moins les années 1970. Bien sûr, ce retour permet aussi d'accroître considérablement le champ, puisque, grâce à cette théorie, on peut intégrer les micro-intervalles et construire des échelles nouvelles, non-octaviantes par exemple. Il n'en reste pas moins que la quête des « essences » (le « hors-temps », dans le langage xenakien), la tentative de fonder la musique, semble aboutir à une restauration de l'échelle, l'élément auquel les théoriciens de tout temps réduisent la musique, parce que c'est son aspect le plus simple, le plus quantifiable, le plus soumis aux pressions de l'ordre social (pensons à la République de Platon ). En ce sens aussi, grâce aux cribles, Xenakis renoue avec sa période de formation — et l'influence directe de Messiaen —, période dont les œuvres, à côté d'échelles empruntées à la musique traditionnelle grecque, déployaient des tentatives de construire des modes originaux.
Le souci est aussi de dépasser la neutralité de la gamme chromatique, qui apparaît comme nihiliste lorsqu'on la traite comme ensemble pertinent de hauteurs. Or, on ne soulignera jamais assez que les cribles ne sont pas des modes — ils n'impliquent aucune hiérarchie entre les notes, par exemple : ils constituent des ensembles de hauteurs dont les seuls éléments de différenciation sont la composition intervallique et la périodicité. Aussi, sachant que ces éléments de différenciation restent faibles si l'on veut concevoir un enchaînement de hauteurs pertinent — qui ne s'épuise pas dans une simple combinatoire de notes, qui soit à même de générer un sentiment propre au monde des hauteurs, par exemple, celui qui découle d'une mélodie —, on peut se poser la question : quelle est la finalité ultime des cribles ?
Durant la période des halos sonores, Xenakis explore toutes les facettes d'un crible très caractéristique, qu'on repère aisément à l'audition : une échelle issue du pelog javanais (selon ses propres paroles : in B.A. Varga : 144-145). Jonchaies est l'œuvre qui l'emploie peut-être pour la première fois. L'exemple 8 en fournit les hauteurs : sa période est d'une octave et une quarte juste, qui enchaîne, du grave à l'aigu, 1, 3, 1, 2, 4, 1, 4, 1 demi-tons. Or, dans Jonchaies du moins, cette échelle se déploie d'une manière très particulière. D'une part, elle constitue l'unique matériau tonal de toute la première grande partie de l'œuvre et l'auditeur en est donc longuement imprégné. D'autre part, grâce aux halos sonores, le résultat est une gigantesque hétérophonie dont l'élément caractéristique n'est pas la combinatoire de notes dans des formules connues telles que la mélodie, la polyphonie ou l'enchaînement d'accords, mais : la « couleur ». Couleur : une des finalités ultimes des cribles pourrait être la création de sonorités par la distribution particulière de points sur toute l'étendue du spectre des hauteurs — à ce titre (en tant que stratification du registre), le début de Jonchaies est proche du premier mouvement de la Symphonie op.21 de Webern [4] . A l'audition, on éprouve l'esthésis — le « sentir », à la fois sensation et sentiment — modale de base, qu'exprime si bien la problématique antique de l'éthos des modes. A la différence que, avec la couleur d'un crible, l'éthos penche résolument du côté des sens, de la sensualité, que, précisément, cette problématique avait pour but de canaliser dans des voies socialement admises. Un tel sentiment-sensation n'est pas si éloigné de celui visé par les glissandi, les tenues travaillées de l'intérieur ou les masses de sons ponctuels qui caractérisent le Xenakis antérieur aux cribles (et qui subsistent en partie après la généralisation des cribles), techniques qui seront subsumées dans la seconde partie de ce livre sous le nom générique de « sonorité ».
Il serait facile de montrer que plusieurs cribles de la période des halos sonores ont la même finalité. Dans l'époque qui débute en 1984 avec Thalleïn (pour ensemble instrumental), celle-ci est en partie poursuivie, mais avec une technique différente, qui met l'accent sur la synthèse du son transférée à l'échelle de la musique instrumentale. Dans ses entretiens avec B.A. Varga (1996 : 190), Xenakis explique qu'il s'est évertué, dans Ata (1987, pour orchestre), à produire une alchimie sonore, « grâce aussi aux échelles, c'est-à-dire, aux cribles ». Il ajoute que les cribles doivent avoir des structures différentes dans l'aigu et le grave : « Leur conflit produit la richesse sonore que je désire. C'est une chose que j'ai découverte progressivement, sur une longue période temporelle » (ibid : 143). L'exemple 9 fournit l'unique crible utilisé par le piano d'une courte pièce, Paille in the wind (1992, pour violoncelle et piano, quatre minutes), dont la périodicité est plus large que la totalité du registre de l'instrument. Il est évident que, dans une telle échelle — surtout si l'on ajoute que le piano joue exclusivement en agrégats —, les notes ne sont pas à prendre comme des hauteurs, mais comme les fréquences d'un spectre. Pour être plus exacts, nous sommes dans le cas de la hauteur-fréquence que Debussy a mis depuis longtemps à l'honneur : les agrégats sonnent comme des sonorités et non comme des « accords ».
Cette technique est employée d'une manière substantielle : tout Krinoïdi (1991, pour orchestre) pourrait être analysé dans ce sens. Cependant, pour la période 1984-93, on ne peut réduire les cribles à la seule production de sonorités. A l'extrême opposé de celle-ci, on rencontre en effet, quoique très rarement, la tentative de générer des embryons de mélodies, notamment dans Alax (1985, pour ensemble instrumental divisé en trois groupes) ou dans Waarg (1988, pour ensemble instrumental). Un passage d'Alax est d'ailleurs à la limite des deux mondes. Aux mesures 55-93 se déroule une sorte de marche funèbre — « pesant, hiératique », note le compositeur selon une tradition d'indications expressives qu'il n'a pas l'habitude d'invoquer — qui déploie un monde très particulier : dans le grave, les cuivres, en homorythmie, évoluent très lentement, produisant un extraordinaire effet sur l'auditeur. Dans Tuorakemsu (1990, pour orchestre, en hommage à Toru Takemitsu ), un passage (exemple 10) exceptionnel dans l'œuvre de Xenakis est clairement situé du côté du pur univers de hauteurs. Le cas le plus général reste situé entre les deux mondes en question : sonorité et hauteur.
Les premiers cribles, dans les années 1960 (dans Akrata , Nomos alpha , Nomos gamma et Anaktoria ), sont, en général, très complexes et intègrent souvent les quarts de ton. Un seul exemple : une des échelles de Nomos alpha a pour période 143 quarts de ton — presque 6 octaves ! Avec l'époque des halos, qui les réintroduisent et instaurent leur primauté, la tendance est à la simplification. Outre les échelles issues du pelog, on trouve des cribles archaïsants, notamment dans Embellie , Serment-Orkos ou Pour la Paix . Cependant, une œuvre, Mists , qui élabore ses cribles avec des fonctions probabilistes, renoue avec la complexité (cf. l'analyse de Pierre-Albert Castanet , 1986).
L'époque qui débute en 1984 conserve quelques échelles archaïsantes : dans Nyûyô (1985, pour quatuor d'instruments japonais : shakuhashi, sangen et deux kotos), qui élabore une sorte de polymodalité (aux mesures 34-64, l'échelle, sol, la#, ré#, mi et sol# est superposée à celle fa, sol#, do#, ré et fa# et celle mi, sol, lab, do, réb et fa), ou dans Keren (1986, pour trombone) — exceptionnellement, elles auront une résonance tonale, comme dans les mesures 118 et suivantes de A l'île de Gorée (1986, pour clavecin et ensemble instrumental) où l'on entend les hauteurs d'un sol mineur. Cependant, la tendance prédominante penche de nouveau vers la complexification. On distinguera deux périodes. Dans un premier temps, Xenakis construit des cribles complexes, hautement différenciés (dans le sens d'une succession particulière d'intervalles). Il serait superflu de multiplier les exemples : le crible de Paille in the wind (cf. exemple 9), bien que tardif, est représentatif de cette époque. Puis, vers la fin des années 1980, ces mêmes cribles sont de plus en plus envahis par le chromatisme, notamment lorsque interviennent les cordes. Ainsi, dans Tracées (1987, pour orchestre), fait son apparition une notation particulière qui se généralise par la suite : avec une barre qui unit deux notes, le compositeur demande aux musiciens à cordes de se diviser pour jouer toutes les hauteurs comprises entre ces notes.
Depuis 1984, les rythmes xenakiens connaissent une nette tendance à la simplification, une tendance qui a déjà été amorcée avec les époques précédentes. Parfois, on n'a plus qu'une succession de durées égales (longues, moyennes ou brèves). Les valeurs irrationnelles ne sont plus utilisées aussi couramment qu'auparavant. Plus frappant est encore le penchant pour l'homorythmie. Et, dans les sections faisant appel à cette technique, on assiste à l'émergence d'un rythme-récitatif, fait d'une alternance de valeurs longues et brèves (combinatoire par exemple de croches, noires et noires pointées), où l'influence de la musique sur des textes antiques (faisant appel à la prosodie) est évidente. Jusqu'à Waarg , ces rythmes peuvent encore s'entendre à la manière des rythmes à la Messiaen , mais avec une bien moindre systématisation. A partir d'Epicycle (1989, pour violoncelle et ensemble instrumental) — une œuvre dont les cribles sonnent aussi comme un retour à l'Antiquité —, ils se décantent et ont tendance à proliférer.
De ce
fait, le déploiement « en-temps » des cribles (c'est-à-dire leur
énoncé dans l'œuvre par le biais du rythme) prend une tournure très différente
de l'époque des halos sonores et de leur hétérophonie. La méthode la plus
courante passe par de simples gammes en homorythmie, que ce soit dans les
passages à valeurs égales, ou dans ceux faisant appel au rythme de déclamation :
on obtient ainsi des successions d'agrégats du tutti ou de groupes particuliers.
Ailleurs, il s'agit directement d'une succession d'accords — dans de
nombreux passages de Naama (1984, seconde pièce pour clavecin), de Keqrops
(1986, troisième concerto pour piano et orchestre) ou d'Akea
(1986, quintette pour cordes et piano) —, parfois dans une combinatoire
limitée, répétitive, comme dans l'exemple extrait de A l'île de
Gorée . Une pièce extrême, A
R. (Hommage à Maurice Ravel) (1987,
quatrième œuvre pour piano), concrétise les cribles soit par des accords,
soit par la polyphonie de deux voix en triple croches perpétuelles. Parallélement,
subsistent d'une manière consistante des superpositions de métriques différentes
ou, plus simplement, des hétérorythmies. Roáï (1991, pour orchestre) pourrait être analysée
comme une étude sur les multiples possibilités de déploiement en-temps des
cribles, de l'homorythmie totale à la superposition complexe de métriques.
Le dernier cas est illustré par l'exemple
11, où ne figurent que les rythmes [5] . Kyania
(1990, pour orchestre) avait déjà lancé ce genre d'« étude »,
en offrant des possibilités supplémentaires de déploiement en-temps des cribles,
comme la superposition de lignes dont les instrumentistes jouent des rythmes
encore plus complexes et que Xenakis indique selon une notation proportionnelle
— une écriture employée dans quelques sections d'œuvres depuis Tetras : le compositeur trace les barres de double croches sans
y mettre de notes et inscrit entre elles, d'une manière irrégulière, des notes
sans queues, en demandant aux interprètes de respecter (rythmiquement) leur
« position géométrique ». Une autre pièce pour orchestre, Dämmerschein
(1993-94), avec laquelle se clôt l'époque étudiée, illustre tout autant
la pluralité des techniques d'énonciation des échelles.
On l'aura
compris : par ses symptômes extrêmes tels que les rythmes de déclamation
ou ses gammes homorythmiques, les années 1984-93 apparaissent, à l'audition,
comme obsessionnelles. Deux autres phénomènes frappants confirment cette tendance.
Il s'agit d'une part de la technique de dialogue (très haché) systématique
entre groupes instrumentaux standards (bois, cuivres, cordes, percussions).
Combinée aux autres éléments en question, cette technique a laissé de nombreux
auditeurs de Xenakis sceptiques, leur faisant craindre un tournant vers le
néo-classicisme [6] . Et il est vrai que
la menace de ce dernier pèse sur Xenakis — témoin, une œuvre comme Tetora
(1990, troisième quatuor à cordes), dont l'univers sonore est proche
de l'austérité des derniers quatuors de Chostakovitch —, mais aussi
sur toute sa génération. Symptomatique est aussi la prolifération de gestes
que l'on pourrait aisément qualifier d'obsessionnels : on se reportera
aux répétitions des accords de A l'île de Gorée (cf. exemple).
A bien des égards, cette époque semble en totale rupture non seulement avec la précédente, mais aussi avec toute la production antérieure de Xenakis : on assiste à une intériorisation progressive. Quelques œuvres assurent pourtant la continuité. Les pièces pour percussions d'abord, qui font exclusivement appel au rythme-pulsation : Idmen B (1985, troisième pièce pour six percussionnistes), Rebonds (1987-88, seconde œuvre pour percussionniste seul) et Okho (1989, pour trio de djembés). De même, les compositions pour le théâtre, qui poursuivent le style élaboré dans les époques précédentes : Kassandra (1987, pour baryton jouant aussi du psaltérion et percussion) et La déesse Athéna (1992, pour baryton et ensemble instrumental) qui viennent compléter Oresteïa , ainsi que Les Bacchantes (1993, pour baryton, chœur féminin et ensemble instrumental, musique de scène pour la pièce d'Euripide ). A celles-ci s'ajoute une œuvre de 1985 pour chœur mixte et quatre percussionnistes, sur des phonèmes pris dans la Théogonie d'Hésiode , Idmen A (1985, pour chœur mixte et quatre percussionnistes). La continuité est aussi assurée par le retour épisodique de la théorie des groupes, notamment dans Naama , où « il est fait appel entre autres à des constructions périodiques grâce à un groupe de transformations (exhaédrique) ainsi qu'à des distributions stochastiques » (préface de la partition).
L’époque examinée voit la naissance des deux ultimes tentatives xenakiennes de formalisation : les « automates cellulaires » et le programme GENDYN. « Les automates cellulaires constituent des modélisations mathématiques de systèmes naturels complexes contenant un nombre important de composants simples et identiques en interaction locale » [7] , écrit Stephen Wolfram, dont les travaux sur les automates cellulaires font autorité depuis les années 1980. En hydrodynamique, les automates cellulaires peuvent par exemple modéliser le comportement de fluides. Cette référence n’est pas anodine, car Xenakis dit : « Pour moi, le son est une sorte de fluide dans le temps » (in B.A. Varga : 200). D’une manière générale, les automates cellulaires proposent des règles simples pour expliquer la complexité de la nature et du vivant, et notamment la capacité d’émergence de la complexité à partir quasiment du rien. « Automates », émergence ex nihilo : on comprend aisément en quoi cette modélisation mathématique a pu séduire Xenakis.
Voici comment Xenakis, dans des mots très simples, présente son application des automates cellulaires :
« Disons que vous avez une grille sur votre écran, où les lignes verticales et horizontales forment de petits carrés, c’est-à-dire des cellules. Elles sont vides. C’est au compositeur (qu’il travaille avec des images ou avec des sons) de les remplir. Comment ? Il pourrait utiliser les probabilités, en appliquant par exemple la distribution de Poisson, comme je l’ai fait il y a trente ans dans Achorripsis. Il pourrait aussi utiliser une règle qu’il élaborerait de lui-même. Supposons que les lignes verticales sur votre écran valent pour les divisions temporelles et que celles horizontales représentent une gamme chromatique, de demi-tons, de quarts de tons, etc. […] Vous commencez à un moment donné, c’est-à-dire avec une ligne verticale donnée —en d’autres mots, avec une cellule— et vous dites : voici une note jouée par un instrument assigné. Quel sera le moment suivant ? Quelles notes ? En accord avec votre règle, la cellule qui a été remplie donne naissance à une ou deux cellules voisines. Dans l’étape suivante, chaque cellule crée une ou deux autres notes. Votre règle permet de remplir toute la grille. Voilà ce que sont les automates cellulaires. Il s’agit de règles très simples qui peuvent créer des structures sur de très larges surfaces » (in B.A. Varga : 199-200).
L’application xenakienne des automates cellulaires a encore peu été étudiée. Il est donc difficile de savoir dans quelle fréquence on la rencontre dans son œuvre tardive. On notera qu’il effectuait ses calculs à l’aide d’une calculatrice de poche [8] et qu’il les appliquait selon une quasi logique de bricolage. Examinons les mesures 10-18 de Horos(1986, orchestre). L’exemple 12 (a) donne les résultats fournis par la calculatrice de Xenakis pour un automate cellulaire que l’analyse de la partition permet de rapporter à ces mesures. Il se lit ligne après ligne, de haut en bas : chaque ligne correspond à un état de l’automate. La légende de cet exemple montre que l’automate produit 4 valeurs numériques : 0, 1, 2 et 4. La valeur numérique d’une cellule constitue la somme de sa valeur dans l’état précédent avec les deux valeurs avoisinantes. La « règle » de l’automate consiste à transformer ces valeurs. Elle est donnée par Xenakis, à la main, dans l’exemple 12 (a) : il s’agit de la suite numérique 4200410. Cette suite se lit de droite à gauche et signifie que le chiffre 0 restera 0, que le chiffre 1 restera 1, que le chiffre 2 deviendra 4, etc. On s’aperçoit vite que cette règle est incomplète, puisqu’elle ne donne de nouvelles valeurs que pour les chiffres 0 à 6, alors que la somme de trois de nos quatre valeurs (0, 1, 2, 4) peut aller jusqu’à 12. Pour la compléter, soit on dira que, pour les valeurs supérieures à 6, la machine réduit le chiffre modulo 7 avant de le transformer ; soit on dira que le premier 4 de la « règle » est un axe de symétrie et qu’il faut lui ajouter au début les six chiffres qui suivent ce chiffre 4 (ce qui donne : 2004104200410) [9] . Il faut faire attention à deux choses. D’une part, la première colonne en partant de gauche a été ajoutée par Xenakis ; par conséquent, les résultants qui y sont donnés dans une ligne n’interviennent pas dans le calcul des cellules de la ligne suivante. D’autre part, les valeurs de la dernière colonne à droite n’interviennent pas non plus dans le calcul des lignes suivantes. Par ailleurs, on remarquera la symétrie autour de la colonne centrale, puisque l’automate commence par une valeur dans cette colonne. Maintenant, comment Xenakis applique-t-il cet automate dans les mesures 10-18 de Horos ? Un musicien, habitué à lire une portée (ou un graphique de Xenakis), devra « coucher » l’exemple 12 (a) : ses colonnes représentent des hauteurs et ses lignes des divisions temporelles, l’ensemble donnant une succession d’accords. On retrouve ainsi ce que Xenakis disait précédemment. Cependant, dans cet exemple, les hauteurs ne forment pas une gamme chromatique : elles constituent les notes du crible que donne l’exemple 12 (b), crible qui évoque par moments l’échelle récurrente chez Xenakis, issue du pelog selon ce dernier, et qui a été commentée à propos de Jonchaies (exemple 8). Quant aux chiffres de chaque cellule, ils donnent une famille de timbres, selon la légende de l’exemple 12 (a) : cuivres, bois ou cordes. Dans la mesure 10 (exemple 12 (c)), les accords se succèdent régulièrement, selon des doubles croches. On a seize accords, qui correspondent aux 16 premiers états de l’automate (à quelques erreurs près : par exemple, dans l’avant-dernier accord, le sol# joué par un trombone devrait être un fa# —Xenakis ayant probablement écrit la partition directement d’après le résultat de la machine fourni dans l’exemple 12 (a), il est évident que le risque d’erreur était élevé ; c’est plutôt le fait que l’on trouve très peu d’erreurs qui est étonnant). Dans les mesures 11-13, l’automate est temporairement mis de côté. Aux mesures 14-15, il reprend là où il s’était arrêté, et fait se succéder les états 17 à 31, mais avec des valeurs rythmiques irrégulières. Arrivé à ce point, le lecteur devra constater, en se reportant de nouveau à l’exemple 12 (a) que, à partir de l’état 32, du fait du nombre limité de colonnes, l’automate va recommencer. C’est pourquoi, aux mesures 16-18, Xenakis bricole : la mesure 18 reprend les accords 2 à 12 de la mesure 10 et, auparavant, la mesure 16 et jusqu’aux deux premiers accords de la mesure 17 reprend le grave des accords des mesures 14-15 alors que le reste de la mesure 17 reprend l’aigu des sept derniers accords de la mesure 10 (avec l’ajout d’une nouvelle note au crible, dans l’extrême aigu). Ce « bricolage » est un témoignage de la manière avec laquelle Xenakis travaille lorsqu’il utilise des procédés de formalisation : les résultats donnés par un calcul rigoureux sont librement employés.s
Xenakis a très peu parlé des automates cellulaires. L’introduction à la seconde édition de Formalized Music contient une des autres rares références à cette technique. Après avoir évoqué les cribles, il ajoute :
« Une autre approche du mystère des sons est donnée par les automates cellulaires que j’ai employés dans plusieurs compositions instrumentales ces dernières années. On peut les expliquer par une observation que j’ai faite : les échelles de hauteurs (cribles) établissent automatiquement une sorte de style musical global, une sorte de “synthèse” macroscopique d’œuvres musicales, à la manière d’un “spectre de fréquences ou d’itérations” de la physique des particules. Leurs symétries ou dissymétries internes en sont la cause. […] C’est sur la base des cribles que les automates cellulaires peuvent être utiles dans des progressions harmoniques qui créent de nouvelles et riches fusions avec les instruments de l’orchestre. On peut trouver des exemples de cette application dans des œuvres comme Ata, Horos, etc. » (Formalized Music : XII, je souligne).
Cette citation est importante. On comprend ici que l’un des intérêts de Xenakis pour les automates cellulaires va dans le sens d’une des raisons majeures l’ayant conduit à généraliser les cribles : la génération de sonorités.
Le programme GENDYN, élaboré à la fin des années 1980, s’inscrit également, selon la préface de la seconde édition de Formalized Music, dans le cadre des « “mathématiques expérimentales” qui donnent notamment des aperçus fascinants des systèmes dynamiques automatiques » (ibid.). Avec ce programme (GENDYN pour « génération dynamique »), qui exploite la « synthèse dynamique stochastique », Xenakis pousse à ses extrêmes limites la formalisation. Depuis les mouvements browniens, le compositeur ne s'était plus intéressé aux probabilités et, pendant l'époque examinée, seules les deux œuvres produites par ce programme renouent avec cet intérêt : il en est d'autant plus exclusif. En effet, avec GENDYN, Xenakis parachève le projet amorcé avec Achorripsis et les ST : créer une « boîte noire » qui, après l'introduction de quelques données, synthétise toute seule une œuvre musicale dans sa totalité. Dans sa totalité : le mot « synthèse » doit être pris ici dans ses deux sens, synthèse du son, mais aussi composition (le terme « com-position » est similaire à celui « syn-thèse », qui, en grec moderne, signifie aussi composition musicale). L'idée de base est un algorithme qui synthétise le son en dessinant sa forme d'onde (idée énoncée par Xenakis dès la fin des années 1960). La proposition nouvelle consiste à introduire des « variations polygonales » : la forme d'onde, simplifiée avec un tracé de points polygonal, est sans cesse modifiée par des marches aléatoires — d'où le mot « dynamique », au sens des systèmes dynamiques, non linéaires de la physique moderne. De ce fait, on ne synthétise plus un seul son (comme dans un synthétiseur classique), mais : en ayant fourni quelques données de départ, l'ordinateur produit une œuvre entière, c'est-à-dire un état ou la division entre microcomposition (synthèse du son) et macrocomposition (composition proprement dite) n'est plus pertinente. Précisons que, avec GENDYN, l'ordinateur travaille simultanément sur plusieurs « pistes ». Ayant ainsi obtenu, d'une manière totalement automatique, une musique polyphonique, rien n'empêche le compositeur de ne conserver que ce qu'il aime… [10] .
Jusqu'à ce jour, Xenakis a composé deux œuvres à l'aide de GENDYN : Gendy 3 (1991) et S.709 (1994). Les deux — mais surtout la première —mettent en œuvre toutes les possibilités de synthèse du son qu'offre cette méthode : des sons très simples au bruit blanc, en passant par des sons riches sans être encore des bruits et, notamment, par ces types de sons caractéristiques de la synthèse stochastique, car ils lui sont spécifiques — aucune autre méthode de synthèse ne peut les approcher —, que j'ai déjà évoqués à propos de La Légende d'Eer . Au niveau de la forme, ces pièces ne sont pas sans rappeler les ST par leurs enchaînements brusques et inattendus, en d'autres termes, aléatoires.
L’époque considérée montre dans toute sa splendeur une des caractéristiques majeures de l’écriture xenakienne : le recyclage. En effet, Xenakis a pris très tôt l’habitude de réutiliser librement dans une œuvre le matériau généré d’après un calcul pour une œuvre précédente. Librement : en prenant arbitrairement un passage ou une couche instrumentale donnée, en le lisant à l’envers (rétrograde), etc. Cette pratique, encore plus fréquente dans ses pièces électroacoustiques et qui découle clairement des techniques du studio où le montage de matériaux préformés est une chose normale, lui permet d’éviter de fastidieux calculs. Elle se généralise dans sa dernière production. Xenakis l’a très rarement évoquée. L’unique mention semble être l’entretien suivant :
« Et le résultat, s’il me paraît vraiment cent pour cent convaincant, je peux l’inclure dans une composition future. Approximativement, bien sûr, parce que je change quand même quelque chose, je ne répète pas exactement. Et comme cela il y a tout un vocabulaire, au niveau le plus élevé, qui se forge et qui fait finalement le style de l’artiste comme dans Brahms, comme dans Beethoven, comme dans Debussy ou dans Messiaen. Il y a des strates d’objets. Enfin d’objets ou d’architectures, de séquences entières qui sont prises et utilisées, réutilisées, réemployées jusqu’à ce que d’autres viennent les remplacer » (in F. Delalande : 44).
Mosaïques (1993, orchestre) est un cas unique : comme son nom l’indique, il s’agit d’un collage déclaré de bouts de pièces antérieures. Ailleurs, le recyclage ne constitue pas toute l’œuvre ; mais il peut en occuper une partie très importante. Dans les archives Xenakis, on trouve des notes de travail nommant les œuvres à utiliser pour une composition en cours. Ainsi, pour Palimpsest, un papier millimétré grand format fournit un schéma temporel pour le montage à opérer à partir d’événements des pièces suivantes : N’Shima, Khoaï, Jonchaies, Pléïades et Ikhoor. Benoît Gibson (2003 : 241-278), qui fut le premier à montrer l’ampleur du recyclage xenakien, fournit une généalogie de sa production avec des indications sur les matériaux qu’une œuvre a pu emprunter à d’autres.
Cette pratique est aussi très courante dans la production théorique de Xenakis (écrits). Par ailleurs, il est important de la distinguer de la pratique revendiquée du collage que l’on rencontre dans un certain postmodernisme musical —par exemple dans des compositions du John Zorn des années 1980— pour trois raisons : Xenakis puise toujours dans sa propre musique ; le collage chez lui n’est jamais (auto)citation et l’auditeur ne l’entend pas (d’ailleurs, dans la mesure où il utilise des procédés de transformation comme il a été dit, même l’analyste ne le décèle pas immédiatement) ; son propos est, si l’on suit ses affirmations, de créer un « style » —ce qui est le contraire de la pluralité (stylistique et autre) que vise le postmodernisme. En outre, cette pratique montre clairement que le rapport théorie/pratique chez Xenakis privilégie cette dernière : dans son œuvre proprement musicale (non pas dans ses écrits), la première a surtout pour rôle d’engendrer du matériau inouï ; une fois généré, ce dernier s’autonomise totalement de la théorie et Xenakis en fait ce qu’il veut. Enfin, elle lui a permis de renouer avec la dialectique local/global qu’on lui a souvent reproché d’avoir abolie (au profit de la domination du global). Grâce à elle, « il y a des strates d’objets. Enfin d’objets ou d’architectures, de séquences entières », dit-il. Ainsi, dans les mesures 82-85 de Horos, on pourra rechercher des traces des mesures 231-250 de Pithoprakta ; mais alors que, dans cette dernière, ces glissandi constituent une manifestation massive qui ne constitue pas un « objet » (pour vivre pleinement ce passage, l’auditeur devrait s’y immerger), dans Horos, ils prennent les proportions d’un objet du fait que Xenakis leur superpose des gammes des bois.
Depuis 1994, la production de Xenakis entre dans sa dernière phase, avec Sea Nymphs (1994, pour chœur mixte, sur des phonèmes extraits de La Tempête de Shakespeare ), Mnimis Kharin Witoldowi Lutoslawskiemu (1994, pour quatuor de cuivres, dédié à la mémoire de Witold Lutoslawski [11] ), Ergma (1994, quatrième quatuor à cordes), Koïranoï (1995, pour orchestre), Kaï (1995, pour ensemble instrumental), Voile (1995, pour orchestre à cordes) ou Kuïlenn (1995, pour ensemble à vents). La différence avec l’époque précédente est peu perceptible : il s’agit d’un changement quantitatif plus que qualitatif.
Certains traits de l'époque précédente sont amplifiés : ils convergent vers une intériorisation poussée, voire, une sorte d'ascétisme prononcé. Comme si la réduction phénoménologique, à laquelle on peut comparer la tentative de fonder la musique, débouchait sur une mise à nu de certains phénomènes. La première œuvre de Xenakis pour saxophone, XAS (1987, pour quatuor de saxophones), était déjà « peu compliquée, voire classique. […] Ainsi que le titre le suggère, Iannis Xenakis a voulu présenter la merveilleuse facture instrumentale d'Adolphe Sax sous une lumière entièrement différente » [12] . Ajoutons : une lumière nue, où les instruments sont appelés à jouer ce pour quoi ils ont été construits : des notes. De même, pour en rester aux traits les plus extérieurs, l'époque précédente avait déjà abandonné la virtuosité que l'interprète — soliste ou instrumentiste de chambre, le compositeur ayant toujours pris soin des musiciens d'orchestre ! — attend, en général, de Xenakis : témoin, une œuvre de 1989, Échange , pour clarinette basse et ensemble instrumental. A propos de celle-ci, Xenakis précise cependant, dans ses entretiens avec Bálint Varga (1996 : 156), qu'il n'a fait que déplacer la difficulté vers « la tension du son lui-même. On doit être à même de le soutenir malgré le tempo lent ». Le « son lui-même » : telle semblerait être le but de la réduction en question. Soulignons que l'extraordinaire ralentissement des tempi que mentionne Xenakis est un phénomène qui a commencé dès l'époque précédente. On aboutit ainsi à des tempi très lents, à la croche (tels que 45MM), ou même, dans Kuïlenn, à la double croche (cas exceptionnel et compensé par une augmentation à 50 ou 70MM). La réduction s'opère aussi aux nuances. Dans les dernières œuvres, domine très largement une seule nuance, le fortississimo, comme pour souligner la tension. Déjà, dans Knephas (1990, pour chœur mixte, sur des phonèmes du compositeur), Xenakis écrivait dans la préface de la partition : « Les intensités sont parfois esquissées. En général, elles sont laissées au gré du chef pour libérer l'interprétation qui doit toujours s'adapter aux humeurs et à l'acoustique ». De même, il bannit tous les « artifices » sonores, même s'ils furent sa propre invention : c'est le cas du glissando, qui a disparu dès Ata (on n'en trouve pas un seul dans son troisième quatuor, Tetora ) et qui ne refait surface que dans Dox-Orkh (1991, pour violon et orchestre) ou dans quelques passages d'œuvres comme Pu wijnuej we fyp (1992, pour chœur d'enfants, sur un texte de Rimbaud dont l'alphabet a subi une « application biunivoque sur lui-même », c’est-à-dire une série de substitutions, comme l'indique la préface de la partition) ; dans l'époque qui commence en 1994, il connaît un usage très limité.
Le rythme et la hauteur prennent aussi le chemin de l'épurement radical. Les rythmes récitatifs se sont décantés en une combinatoire de quelques valeurs : noires, croches pointées, croches, doubles ou triples, avec, comme résultat, étant donné le ralentissement drastique des tempi, des paysages lunaires — mais non pas désertiques : subsistent quelques successions de triples croches, qui viennent secouer notre engourdissement. Quant aux hauteurs, le mouvement de saturation des cribles par le chromatisme s’est amplifié
Une caractéristique importante des dernières œuvres —notamment celles pour large ensemble—, ainsi que des œuvres composées à partir environ du milieu des années 1980, est le travail d’orchestration. Il a été déjà dit à plusieurs reprises que Xenakis recherche, à l’aide des cribles et/ou des combinaisons instrumentales fournies automatiquement par les automates cellulaires, des alliages inouïs de timbres. Il faut à présent ajouter qu’une des recherches importantes du dernier Xenakis dans le domaine de l’orchestration consiste à établir un travail presque géométrique, caractérisé par l’alternance ou la superposition de blocs orchestraux. Il joue sur la densité des blocs, qui varie d’un seul pupitre à la totalité de l’orchestre, les pupitres étant eux-mêmes divisés ; et il élabore des distributions très variées. Tout ce travail explique pourquoi la dernière musique de Xenakis nécessite l’espace et gagne à être jouée en concert.
Au niveau de leur déroulement temporel, les ultimes œuvres sont d'un seul tenant, comme la concrétisation d'une musique qui se déroule perpétuellement, quelque part en dehors de nous, et que le créateur choisit parfois de nous faire écouter — Musiques formelles se concluait sur la traduction d'un des passages pythagoriciens du Timée de Platon : « les mouvements des sons qui provoquent en nous des mouvements concordants [aux astres] “procurent un vulgaire plaisir à ceux qui ne savent pas raisonner ; et à ceux qui savent, une joie raisonnée, par l'imitation de la divine harmonie qu'ils réalisent dans des mouvements périssables” » (Musiques formelles: 212)…
Une
œuvre comme Ergma résume toutes les caractéristiques énoncées,
comme le montre son début (exemple). A l'extrême continuité de sa facture
se joignent l'absence totale de glissandi, la totale domination des fortissimo
et fortississimo, le tempo unique de croche = 48MM, l'évolution hétérorythmique
des quatre instruments sur les valeurs indiquées précédemment (avec quelques
passages en homorythmie, comme au début de la pièce). En outre, les quatre
musiciens jouent systématiquement en doubles-cordes, sur des intervalles de
septième majeure ou septième mineure, et totalisent sans cesse dans l'espace
d'une ou deux mesures contiguës l'échelle chromatique sur tout le registre
du quatuor.
Cette intériorisation poussée caractérise les toutes dernières œuvres : Ioolkos (1995-96, pour orchestre), Hunem-Iduhey (1996, pour violon et violoncelle), Roscobeck (1996, pour violoncelle et contrebasse), Ittidra (1996, pour sextuor à cordes), Zythos (1996, pour trombone et six percussions), Sea-Change (1997, pour orchestre). A sa dernière composition, Xenakis donne comme titre la dernière lettre de l’alphabet grec, qu’il écrit selon l’étymologie du mot : O-Mega (1997, pour percussion et ensemble). Cette brève pièce (4’) s’achève abruptement : c’est volontairement que Xenakis pose la plume pour ne plus la reprendre. Ce geste déterminé semble dire : puisque je ne peux plus lutter contre la mort, je vais la prendre de court.
Xenakis est mort le 4 février 2001. Depuis 1987 [13] , sa vie, son entourage ainsi que son œuvre musicale furent suspendus à la progression de sa terrible maladie, un Alzheimer atypique ou une démence sénile frontale [14] , qui s’est notamment caractérisée par la perte de la mémoire. On peut interpréter l’intériorisation de sa musique comme une lutte contre la maladie. Dans Regarde, nos chemins se sont fermés, Françoise Xenakis raconte cette maladie par des procédés littéraires : « Ce dernier texte, Regarde, nos chemins se sont fermés, est le dernier que j’écrirai sur lui. Il est émaillé de répétitions, écrit sans ordre chronologique ? C’est qu’il parle, justement, d’une maladie faite de répétitions et de désordre dans le temps » (F. Xenakis, 2002 : 9). Dans un autre texte, rédigé très peu de temps après la mort de son mari, elle en donne un portrait saisissant : elle évoque son « enfance en lambeaux », ses rapports difficiles avec les autres, son amour de la solitude et son investissement massif dans le travail (« Si Xenakis était heureux ? malheureux ? Je crois qu’il n’a jamais vécu sa vie en se posant ces questions-là, elles ne sont pas pour lui. Il s’est englouti dans le travail et il s’est retrouvé seul dans des territoires inconnus, entraîné par ce qu’il découvrait : que cela soit accepté ou non. Cela a été une passion. Maurice Leroux disait de lui qu’il était “incurablement sérieux”. C’est vrai. Un homme sombre ? Oui. Négatif ? Jamais »), ses rapports complexes avec la Grèce, son plaisir, l’été, de se battre avec la mer… (F. Xenakis, 2001). Sa fille, Mâkhi, a également publié un livre qui complète ce portrait. Elle y raconte, entre autres, des épisodes de leurs vacances en Corse, dont certains expliquent l’aspect dionysiaque de sa musique, aspect qui en constitue la caractéristique la plus immédiate :
« L’orage éclate au milieu de la nuit. Bruit d’abord lointain du tonnerre. Nous sommes tous les trois dans la tente, nous comptons les secondes. Illumination de la toile par intermittence. Orange, noir, orange, noir. La pluie commence à entrer à l’intérieur. L’orage maintenant est sur nous. Percussions fracassantes. Mon père est comme fou, il doit sortir, il doit aller voir. Je le suis. Très vite, nous sommes trempés, il court vers le sommet de la montagne. Il m’a oubliée. Il court comme pour entrer à l’intérieur du ciel rempli d’éclairs et de sons ». (M. Xenakis, 2002 : 40).
[1] Pour un exposé plus détaillé sur le fonctionnement de l'UPIC, cf. Henning Lohner (1986). Pour ses développements ultérieurs, on se reportera à un article de Xenakis, « The New UPIC System », publié dans la seconde édition de Formalized Music, ainsi qu'à G. Marino, M.H. Serra, J.M. Raczinski (1993).
[2] On trouvera le programme dont s’est servi Xenakis in Formalized Music : 277-288. De nombreux analystes y ont relevé des erreurs.
[3] A.S. Barthel-Calvet, Le rythme dans l’œuvre… est l’analyste qui s’est le plus penché sur les cribles rythmiques,
[4] Cf. mon analyse de cette pièce : « Le premier mouvement de la Symphonie op. 21 de Webern », Les Cahiers du CIREM n°42-43, Tours, 1998, p. 117-124.
[5] Chaque partie joue quatre lignes mélodiques (les effectifs des vents sont par quatre, à l'exception du tuba, qui joue sa ligne en solitaire). Le développement des lignes mélodiques qui, par souci d'économie, ne sont pas fournies dans l'exemple, prend l'allure de la figure dont Xenakis (1984a = Kéleütha) a fait l'éloge, la spirale : gammes ascendantes d'une manière particulière, avec beaucoup de retours en arrière.
[6] Ecoutons une critique de la première françaises de Ata : « Après tout, on s'est peut-être trompé sur l'avant-gardisme du premier Xenakis ! Ou sur la notion d'avant-garde dans sa totalité ! […] Orchestré, divisé à la serpe par famille d'instruments, rythmique machinique rappelant une certaine musique française d'avant-guerre, construction bétonnée grossissant jusqu'à la caricature des tournures d'écritures rappelant Stravinsky (primitivisme du Sacre) et Messiaen (grandes sonneries de cuivres) : Ata peut ainsi s'interpréter, selon l'angle où l'on se place, comme l'essoufflement d'une inspiration désormais tournée vers le passé » (Anne Rey, Le Monde, 9 octobre 1991).
[7] Stephen Wolfram, « Universality and Complexity in Cellular Automata », Physica D n°10, 1984 (www.stephenwolfram.com/publications/articles/ca/84-universality).
[8] Ce qui pose actuellement un problème : dans les archives Xenakis, les quelques traces de calculs consistent en bandes imprimées par la calculatrice de poche, bandes déjà à demi effacées… Cf. l’exemple 8a.
[9] J’emprunte ces deux manières de compléter la règle respectivement à B. Gibson, 2003 : 166 et à P. Hoffmann, 1994 : 125, deux auteurs qui ont analysé avant moi ce passage de Horos.
[10] Pour plus de détails sur le programme GENDYN, on se reportera à deux textes de Xenakis publiés dans la seconde édition de Formalized Music, « Dynamic Stochastic Synthesis » et « More Thorough Stochastic Music » ainsi qu’à un article de M.H. Serra (1993) qui a travaillé à l'élaboration de ce programme. Peter Hoffmann est l’analyste qui a le plus étudié le programme GENDYN ainsi que l’une des pièces qui en est issue, Gendy 3 : cf. P. Hoffmann, 2001 : 185-194.
[11] La partition est éditée avec des erreurs dans les deux premiers mots du titre : MnamasXapin. En grec, mnimis kharin signifie « à la mémoire de ».
[12] John-Edward Kelly, cité dans la préface de la partition de XAS.
[13] Cette date est donnée par F. Xenakis, 2002 : 34.
[14] « Il n’a jamais demandé le nom de sa maladie. D’ailleurs, les médecins n’auraient pas su le dire : en tout cas, au début, ils n’étaient pas d’accord. Cela ressemblait à un Alzheimer atypique ou à une dégénérescence des plaques blanches frontales » (F. Xenakis, 2002 : 17-18). « Il y a eu une courte période, je n’ai pas joué longtemps avec eux, de lutte entre les médecins quant au diagnostic : Alzheimer pour les uns, démence sénile frontale pour les autres. Comme de toute façon les deux ne se soignent pas… qu’importe. Il vaudrait mieux appeler ces maladies sous le nom de la maladie de l’indifférence, car lorsque l’on a l’une de ces deux maladies-là, tout est devenu enfin rien » (ibid : 67).