Introduction à la musique de Iannis Xenakis :

Seconde partie : L’univers xenakien :

Chapitre 4 : Vision du monde

Makis Solomos

« Mon travail […] s'est efforcé, inconsciemment d'abord, puis de façon de plus en plus consciente, de remplir cet espace philosophique de l'intelligence qui se concrète par des cailloux de couleur que sont les œuvres musicales, architecturales, visuelles et mes écrits, à la manière d'un artisan mosaïste. Ces cailloux, au début très isolés, se sont trouvés rassemblés par plages de parentés, d'affinités, mais aussi d'oppositions, formant graduellement des figures de cohérences locales, puis des champs plus vastes s'interpellant par les questions et les réponses données ».

                                                           Iannis Xenakis

1. Incitations et moyens

Energie, démiurgie, universalisme

Quiconque écoute pour la première fois une œuvre de Xenakis est frappé par ses fortississimo, ses sonorités serrées et tranchantes, débordant de notes et qui n'hésitent pas à occuper les registres extrêmes, leurs enchaînements brusques et inattendus qui ne laissent aucune place au repos, le caractère ramassé du tout, l'énorme investissement physique qui est demandé aux interprètes ; pour résumer : l'extraordinaire impression, à la fois de tension et d'énergie, qui en découle. « Composer est une bataille » — « une lutte pour obtenir quelque chose d'intéressant », nous dit Xenakis (in B.A. Varga, 1996 : 204). Il est certain que ce moment du processus créateur laisse des traces à l'audition, d'où l'impression de tension. Cependant, c'est celle d'énergie qui finit par l'emporter, même si la tension reste en toile de fond. Car la bataille est toujours victorieuse, elle relève de l'épopée, dont témoignent les débuts de la trajectoire de Xenakis. En cela, l'univers qui lui est propre puise son imaginaire dans la vision antique d'un monde en harmonie, au sens non pas d'une élimination des conflits et de leur tension, mais de leur mise côte à côte dans la figure du cercle. Son centre, l'homme, n'est pas débarrassé des peurs ancestrales ; cependant, les conséquences des conflits sont temporairement suspendues. Grâce à cette inscription géométrique, est libérée une énergie abstraite et décuplée.

Energie, en l'absence d'autre terme : tel pourrait être la première incitation, le premier élément à la base de la vision du monde que déploie Xenakis dans sa musique. Lui-même a utilisé ce mot avec parcimonie. On le trouve [1]  dans l'article « Sur le temps », qui débute ainsi : « Le temps n'est-il pas simplement une notion-épiphénomène d'une réalité plus profonde ? » (« Sur le temps », 1988a = Kéleütha : 94). Après avoir mentionné des théories et des expériences parfois paradoxales de la physique moderne, il en vient à poser l'espace, « affranchi de la tutelle du temps » (ibid. : 96), comme phénomène plus substantiel. Survient alors le paragraphe suivant :

« Faisons encore un pas. Comme l'espace n'est perceptible qu'à travers l'infinité des chaînes des transformations énergétiques, il pourrait fort bien n'être qu'une apparence de ces chaînes. En effet, prenons le mouvement d'un photon. Mouvement veut dire dé-placement. Or, ce dé-placement pourrait être considéré comme une autogénèse d'énergie, une parthénogénèse énergétique du photon par lui-même à chaque pas de sa trajectoire (continue ou quantique ?). Cette autocréation continue du photon ne serait-elle pas en fait l'espace ? » (idem).

La notion d'énergie mène ici à un questionnement sur l'espace (cf. M. Iliescu , 1996) ainsi qu'à l’expression frappante, sur laquelle je voudrais m'arrêter : « autogénèse » (« autocréation »).

Si, pour Xenakis, composer est une bataille, c'est aussi parce qu'elle constitue une lutte pour la vie : « Je ne suis sûr d'exister que si je fais quelque chose de différent. La différence est une preuve de l'existence, de la connaissance, de la participation dans les affaires du monde » (in B.A. Varga , 1996 : 50) — « je crée, donc je suis », telle pourrait être sa maxime. On comprend aisément que, ici, créer n'a rien de commun avec le domaine particulier auquel la tradition cloisonnante a confiné la création artistique. Il s'agit de créer ex nihilo, de mettre en œuvre une autogénèse. De même que l'énergie, cette seconde incitation, ce deuxième élément fondateur de la vision xenakienne du monde, constitue une des bases de tout l'art moderne. Dans ce dernier d'ailleurs, les deux éléments semblent parfois inextricablement liés, le souci d'originalité passant alors pour une quête de l'originel, d'une énergie supposée primaire. Xenakis, quant à lui, en reste à la distinction entre les deux et c'est peut-être là que réside la différence entre ses caractéristiques qui semblent immédiates, tels ses gestes, et les gestes d'un Pollock .

La quête d'une création à partir de rien, qui assimile le compositeur à un démiurge, caractérise les moindres détails de l'univers xenakien. Malgré sa rencontre avec Messiaen , Xenakis est un autodidacte ; mais, à la différence de l'autodidacte habituel, qui cherche à s'intégrer dans une tradition pour oublier sa solitude, il crée à lui seul un univers particulier dès ses premières œuvres. Même les références à la musique populaire grecque de ses compositions de la période de formation sont souvent inventées. Tout le long de la première partie de ce livre, j'ai insisté sur le fait que les procédés qu'il met ensuite en jeu servent à générer des sonorités inouïes au sens littéral du terme. Lorsque l'univers finit par être constitué — très tôt, comme on l'a vu —, le souci majeur devient : comment s'en démarquer, comment non pas se renouveler simplement, mais réinventer à chaque fois, pour chaque œuvre, un nouveau monde. Il ne s'agit pas seulement d'un souci d'« originalité », mais d'une problématique ontologique. Dans Musiques formelles, le compositeur paraphrase Parménide (qui disait : « le même, lui, est à la fois penser et être » [2] ) : « le même, lui, est à la fois être et ne pas être ». Il ajoute : « Le Rien résorbe, crée. Il est générateur de l'Etre » (Musiques Formelles : 36). C'est pourquoi l'introduction des probabilités fut très importante : elle permit de concevoir un univers musical à partir de rien. En effet, pour Xenakis, l'absence de causalité, l'indéterminisme, est synonyme de liberté absolue, d'un monde sans règles — en fait, autorégulé, même dans son incitation de départ. « Peut-on concevoir quelque chose sans règles ? C'est-à-dire sans causalité ? Ce qui signifie qu'aucune connexion n'existe entre les phénomènes et qui revient à identifier “être” avec “ne pas être” », se demande-t-il en résumant pour B.A. Varga (1996 : 167) ses recherches de l'époque des débuts de la musique stochastique. « Ce fut la théorie et pour la traduire dans la pratique, j'ai pensé aux probabilités. Une musique qui n'utilise que des probabilités serait le cas extrême d'avoir des règles qui ne sont pas des règles », ajoute-t-il (ibid.).

Xenakis achève ainsi son article « Musique et originalité » :

« Il est nécessaire de rester sur une telle conclusion d'un univers ouvert sur l'inédit, qui se formerait ou disparaîtrait sans relâche dans un tourbillon réellement créateur à partir du néant et disparaissant dans le rien. Il en va du fondement de l'art comme de la destinée de l'homme. La musique n'est qu'un chemin parmi d'autres pour que l'homme, c'est-à-dire son espèce, imagine d'abord puis, après de longues générations, entraîne l'univers existant en un autre, entièrement créé par l'homme » (« Musique et originalité », 1984b = Kéleütha : 111).

« La musique n'est qu'un chemin parmi d'autres » : la troisième et dernière incitation xenakienne, qui découle de la précédente, est ainsi énoncée. Très tôt, le compositeur a rejeté le monde de la spécialisation. Un musicien qui prendrait la survivance de l'artisanat pour une preuve de l'autonomie de la musique pourrait se sentir menacé. D'où des réactions parfois très vives de la part de compositeurs qui, voulant passer pour les hérauts de l'artisanat alors qu'ils sont en fait les meilleurs représentants du monde industriel, l'ont accusé de manquer de « métier » [3] . Certes, le risque est grand d'une uniformisation, de la perte de l'autonomie de l'art. Mais la réussite musicale de Xenakis prouve qu'il valait la peine d'être pris.

Si Xenakis a finalement choisi la musique pour déployer son génie, c'est parce qu'il la définit comme une « forte condensatrice, peut-être plus forte que les autres arts » : elle est « une solidification, une matérialisation » de l'intelligence (cf. Arts/Sciencs. Allliages : 11-13) — il rejoint ainsi Varèse [4] . Sa première grande période peut être appréhendée comme l'histoire d'un rapprochement de plus en plus serré entre des domaines fortement hétérogènes, jusqu'à l'intuition extraordinaire de la « parabole » des gaz (comparaison entre une masse de sons ponctuels et un état gazeux). « Transfert du modèle », diront les « artisans ». Nous y reviendrons. Constatons pour l'instant que Xenakis n'a pas cherché à faire de la musique avec des « modèles » — quels qu'ils soient, spécifiquement musicaux ou empruntés à la science. A ce niveau, celui des incitations initiales, son attitude n'est pas instrumentale — au sens de la raison instrumentale : il ne part pas d'une théorie pour la transformer en moyen. Simplement, la musique l'émeut au même titre que la beauté des étoiles, celle d'une théorie physique ou mathématique. L'universalisme xenakien n'a rien d'une uniformisation : il tient, comme chez Varèse , d'un imaginaire puissant que la division sociale du travail n'a pas cassé.

Abstraction, pragmatisme et attitude expérimentale

Energie qui canalise la tension sans l'éliminer, souci de création ex nihilo et universalisme qui tient d'un imaginaire puissant : ces trois incitations, qui se trouvent à la base de l'œuvre xenakienne, sont inextricablement liées et c'est pourquoi je me suis efforcé de les exposer selon un fondu-enchaîné. Leur concrétisation implique des moyens. L'étude de la trajectoire du compositeur révèle trois constantes : l'abstraction, le pragmatisme et l'attitude expérimentale — la première devant être définie avec précaution.

Xenakis aime présenter l'itinéraire de ses débuts comme une marche vers l'abstraction. Certes, du projet bartókien de la période de formation à la logique symbolique de Herma , le chemin parcouru, effectué pourtant en moins de dix ans, est énorme ! Par ailleurs, le lecteur aura pu constater que de nombreux aspects de toute sa démarche sont caractérisés par un penchant vers l'abstraction. Mais quelle est la nature de cette dernière ? Il y a là, indéniablement, une inclinaison particulière qui n'est pas à la portée de tout le monde. Cependant, l'abstraction ne constitue pas un but, mais un moyen. En effet, à chaque fois, il s'agit de s'abstraire de quelque chose (de concret) pour aboutir à quelque chose d'autre de tout autant concret : s'abstraire des combinatoires limitées du sérialisme pour entendre l'évolution de la musique vers un état où le compositeur est appelé à gérer des masses de notes (introduction des probabilités) ; s'abstraire de la spécificité des dimensions du son léguée par l'histoire de la musique pour entendre là aussi une évolution, qui mène vers leur intégration (réflexion sur les fondements de la musique, qui conduit à l'utilisation de la théorie mathématique des groupes) ; s'abstraire de la division devenue caduque entre synthèse du son et composition instrumentale pour atteindre leur unité concrète (programme GENDYN) ; et on pourrait multiplier les exemples. J'ai suggéré dès le début de ce livre la nature de cette abstraction en citant l'extrait de Musiques formelles où sont évoquées les manifestations de masse qui ont marqué la jeunesse du compositeur. Faut-il le souligner, Xenakis était à l'intérieur de ces manifestations, qui finissaient dans un bain de sang, et non pas du côté de ceux qui, à l'extérieur, en provoquant ce bain, voulaient imposer une volonté d'ordre « abstraite » (au sens de : vide, car synonyme d'un intérêt trop particulier). Il aurait pu, pour évacuer la souffrance, les oublier ou n'en conserver qu'un souvenir particulier, leur signification politique par exemple (autre sens de l'« abstraction »). Il a choisi de les « naturaliser » — en les comparant à des phénomènes naturels tels qu'une assemblée de cigales ou la pluie — et c'est là que réside l'abstraction. Cet acte d'abstraction signifie une extraordinaire distanciation, une gigantesque prise de recul. Mais il n'aboutit pas au vide de l'ordre abstrait ou à la fixation particulière du souvenir partiel. Comme ce dernier, il évacue la charge émotionnelle, mais c'est pour mieux en rendre l'aspect purement sensible, physique. Naturaliser les manifestations en question signifie briser les fixations de surface pour restituer pleinement leur côté concret : leur richesse, leur chaleur, leur énergie intérieures et, bien entendu, leur douleur, mais transcrite physiquement. D'où la consistance des masses (musicales et non plus humaines) de Pithoprakta qui, comme il a déjà été dit, ne sont nullement réduites à leurs contours extérieurs. L'auditeur est appelé à s'y immerger, à les ausculter de l'intérieur, à en subir la violence. Pour la masse des mesures 122-171, qui superpose six groupes de timbre eux-mêmes très denses, le compositeur lui facilite la tâche en demandant au chef d'orchestre de mettre parfois l'accent sur tel ou tel groupe — « dans cette nébuleuse de sons faire ressortir les configurations galactiques des coups d'archets arco normal ff », lit-on à la page 17 de la partition, une indication qui dévoile, par sa terminologie, l'imaginaire xenakien (les masses de sons ponctuels sont des « nébuleuses de son », des « configurations galactiques »).

Il est vrai que, parfois, l'abstraction xenakienne aboutit à des fixations. Au niveau sonore, c'est le cas de certains gestes. Au niveau de la pensée, on pourrait s'arrêter sur la tournure « conceptuelle » qu'elle prend parfois, tenant alors à la fois d'un certain néo-platonisme et du courant plasticien du même nom (art conceptuel). « Le musicien devra être un fabricant de thèses philosophiques et d'architectures globales, de combinaisons de structures (formes) et de matière sonore », conclut un des articles des années 1960 (« La voie de la recherche et de la question », 1965a = Kéleütha : 74). De telles affirmations ont donné lieu à de nombreux malentendus. O. Revault d'Allonnes  (1975 : 88) soutient que « la méthode de Xenakis comprend deux moments parfaitement distincts : celui des options et celui des réalisations ». Si cette affirmation contient du vrai, en tout cas, il ne faudrait nullement en déduire que la phase de la réalisation, de la concrétisation, serait moins importante que celle des options, du « concept ».

Car, à l'inverse, la protestation contre l'aspect « technocratique » de ces quelques rares affirmations de Xenakis — et qu'il faudrait situer dans le contexte de l'époque, celui de la compromission de toute la génération de Darmstadt avec la technocratie européenne naissante des années 1950-60 [5]  — ne devrait pas empêcher de relever la seconde constante du compositeur : son pragmatisme. C'est peut-être en ce sens qu'il ne parle jamais de la beauté d'une œuvre ou de l'émotion qu'elle peut susciter et insiste par contre sur le fait qu'elle est (ou n'est pas) « intéressante ». L'homme peut être ému par la tension et l'énergie d'une œuvre ou subjugué par sa beauté ; mais le compositeur s'arrête surtout sur l'aspect pratique de la démarche [6] .

Cette remarque a l'air d'un truisme. Cependant, elle ouvre de nouvelles perspectives pour la compréhension du processus créateur chez Xenakis : son réalisme pratique implique le fait que l'abstraction ne saurait être synonyme de vide, dans la mesure où, en quelque sorte, le pragmatisme corrige sans cesse toute déviation vers l'envolée vide. De sa formation d'ingénieur, le compositeur a conservé le souci de l'efficacité : la théorie, aussi abstraite qu'elle soit, doit pouvoir être concrétisée sur le champ ; si sa matérialisation pose des problèmes, il n'hésitera pas à en compromettre la beauté abstraite, à faire appel au bricolage. Maints interprètes de Xenakis l'ont souligné : il teste lui-même les possibilités concrètes d'un instrument.

Le pragmatisme va de pair avec un troisième moyen : un fort attrait pour l'attitude expérimentale. Dans les trois premiers chapitres, j'ai souligné combien les procédés xenakiens, qui visent à générer des sonorités inédites, ont une valeur heuristique : on peut supposer que, en les mettant en jeu, le compositeur ne sait pas d'avance quel sera le résultat sonore ; puis, si celui-ci lui plaît, il l'intègre dans son univers. B.A. Varga (1996 : 188), reprenant à son compte la question typique de l'« artisanat » qui récuse l'expérimentation et lui préfère la sécurité du « métier », demande à Xenakis s'il entend « intérieurement » ce qu'il écrit. Ce dernier lui répond : « Presque toujours. Je prends aussi des risques en proposant de nouvelles solutions, le résultat desquelles est impossible à prédire ». Toute comparaison avec l'attitude expérimentale des sciences physiques est permise : la vision du monde de Xenakis est fortement déterminée par la possibilité de découvrir, d'inventer des sonorités selon des démarches qui ont une allure accidentelle.

En même temps, l'expérimentation est aussi à la mesure du rêve de démiurgie : le compositeur lance les paris les plus invraisemblables — plus ils le sont, mieux c'est : pensons aux champs de glissandi de Metastaseis  — et, le plus souvent, fort heureusement pour l'auditeur, il les gagne ! C'est pourquoi d'ailleurs, Xenakis insiste sur le moment de la « révélation », de l'intuition, de l'inspiration : sur le jaillissement de l'étincelle au moment où, brusquement, le stade ingrat de l'expérience débouche enfin sur la découverte. Toute la trajectoire du compositeur peut s'interpréter comme une succession d'« expériences » — dans tous les sens du terme — où ce jaillissement est venu rendre à l'expérience-expérimentation son sens premier [7] . On pourrait d'ailleurs indiquer les quelques traces de moments qui en sont restés au stade du pur labeur expérimental, qui, pour le dire simplement, manquent d'inspiration — mais laissons l'auditeur libre de son jugement ! Enfin, ajoutons que l'« expérience » est aussi à faire par ce dernier…

2. la constitution de la vision du monde

Un univers composite

Penchant pour l'abstraction « corrigé » par le pragmatisme et complété par une attitude expérimentale : on devrait, arrivés à ce point, montrer que ces moyens, avec lesquels Xenakis parvient à formuler sa vision du monde en une construction cohérente, lui sont — de même d'ailleurs que les trois incitations de base — spécifiques tout en constituant aussi des caractéristiques de la musique contemporaine et de l'art moderne en général. L'abstraction de ce dernier n'est-elle pas, comme chez Xenakis, un moyen et non une fin en soi — s'abstraire des conventions pour restituer le concret dans sa plénitude ? L'attitude expérimentale — qui, de nos jours, a fini par se focaliser dans la notion quelque peu ambiguë, parce qu'elle occulte les réels enjeux, de « recherche » — ne constitue-t-elle pas une des caractéristiques frappantes de la musique depuis 1945 ? Enfin, il semblerait que le pragmatisme de Xenakis tienne lieu de ce fameux « métier », qui perdure dans la survivance de l'artisanat avec lequel l'art tente de résister à la technicisation du monde.

La constitution de la vision xenakienne du monde comprend trois références majeures : la Grèce antique, les mathématiques et les sciences de la nature. Elle fut progressive, mais, comme on a pu le constater dans la première partie du livre, elle s'est cristallisée très tôt : dès Metastaseis , ces trois références sont présentes. C'est pourquoi je ne l'aborderai pas généalogiquement, mais par ordre d'importance croissante de ses constituants. Si la référence à l'Antiquité est la plus ancienne, par contre, ce que j'appellerai « naturalisation » (références aux sciences de la nature), qui semble de loin l'élément le plus important, précède la quête d'un fondement à la musique (lequel fait appel aux mathématiques). Par ailleurs, il est très difficile de séparer les éléments de cet univers composite : c'est seulement à des fins d'analyse que cela sera tenté ici.

L'aboutissement cohérent et explicite de cette constitution est un édifice que Xenakis nomme « alliages arts/sciences ». Il aurait nécessité un examen approfondi. Cependant, le compositeur lui-même l'a longuement exposé dans ses livres et articles — sans parler des commentaires plus qu'abondants auxquels il a donné lieu. Aussi, on n'en envisagera ici que certains aspects.

Entre l'archaïsme et le classicisme antiques

L'Antiquité grecque est présente dès l'adolescence du compositeur : c'est avec elle qu'il élabore dès cette époque un univers mental particulier et fort. On sait que la plupart des titres qu'il donne à ses œuvres sont grecs, souvent puisés dans le grec ancien, mais peut-être ignore-t-on le fait que, parfois, ils sont inventés (Achorripsis  : « jets de sons ») ou empruntés à des dialectes antiques autres que l'attique, la langue dite classique (Roáï  : « flux », en dorien). Et j'ai déjà insisté sur le fait que la Grèce à laquelle se réfère Xenakis n'est pas l'univers de la rationalité constituée, de l'Antiquité classique, mais plutôt celui de la transition entre la période archaïque et cette dernière — un univers partagé entre la fatalité et l'humanisme naissant.

Dans ses références explicites, Xenakis cite beaucoup les présocratiques : il évoque souvent le « champ pythago-parménidien » (cf. par exemple « La voie de la recherche et de la question », 1965a = Kéleütha : 67). Mais il peut aussi nous renvoyer à des philosophes classiques, ou même plus tardifs, comme c'est le cas avec Epicure , qu'il invoque lorsqu'il est question de l'opposition déterminisme-indéterminisme (cf. « Epistimoniki skepsi kai mousiki », 1978 = Keimena : 115-117). La conclusion de Musiques formelles est la plus significative : le compositeur cite Platon, mais le Platon du Timée, dans le passage qui évoque l'harmonie (pythagoricienne) des sphères en lui donnant cependant le nom d'« harmonie divine » (cf. Musiques formelles : 212).

F.B. Mâche (1981a : 165) souligne l'importance chez le compositeur du mythe chthonien, qui « apparaît jusque dans les titres. Depuis le séisme de Diamorphoses jusqu'à Erikhthon (puissante terre), en passant par Terretektorh , Aroura (la glèbe) Persephassa (Perséphone), mythe chthonien par excellence, Antikhthon (anti-terre) et la caverne d'Er [La Légende d'Eer ] dans le Diatope, l'œuvre de Xenakis est une méditation sur les forces telluriques et cosmiques dans leur aspect sensible et pas seulement dans les lois abstraites qui les gouvernent ». Forces telluriques et cosmiques : l'extraordinaire énergie xenakienne — mais qui ne pousse jamais jusqu'à l'hybris, la démesure ! — trouve peut-être là un mode d'expression direct, même s'il n'est pas immédiat. On le retrouve dans certains autres titres qui renvoient à des mythes en rapport avec les combats titanesques (Kottos  : « l'un des géants alliés de Zeus dans sa lutte contre les Titans », lit-on dans la préface de la partition).

Fonder la musique

Les mathématiques pures ne sont que le dernier élément de la pyramide xenakienne. C'est sans doute pourquoi le compositeur les envisage dès le début dans une optique instrumentale, en vue de leur application. D. Charles (1968 : 23) a constaté qu'il procède à une « inversion du pythagorisme » : alors que ce dernier part de la musique pour en déduire une théorie, Xenakis applique des théories mathématiques pour composer des œuvres [8] . Cependant, on ne saurait réduire son rapport aux mathématiques à leur « utilisation ». Non seulement il regrette le « retard » de la musique sur celles-ci et fait l'hypothèse d'un avenir qui restaurerait l'antique rapport où la théorie découlait de la pratique [9]  ; mais aussi et surtout, dans sa vision du monde, les mathématiques permettent de parachever l'édifice en posant la question des « fondements » — au sens déjà précisé : élaborer une axiomatique d'où tout pourrait être déduit — de la musique.

Cette question semble double. D'une part, il s'agit d'une quête des éléments « premiers » de la musique et, en ce sens, du souci d'universalité — ces éléments sont supposés constituer des invariants, des structures sous-jacentes à toute culture musicale. Dans les années 1960, Xenakis tente de les dévoiler en partant de la théorie mathématique des ensembles — qui fut pensée par un courant important de mathématiciens comme la théorie pouvant assurer les fondements de leur discipline [10]  —, laquelle le mène rapidement à l'application ambitieuse de la théorie des groupes, censée dégager ces invariants [11] . Dans les années 1980, il se limite à la théorie des cribles. D'autre part, la question des fondements est posée par un créateur : « Quel est le minimum de contraintes logiques nécessaires à la fabrication d'un processus musical ? », s'interroge Xenakis (Musiques formelles : 33) à propos d'Achorripsis. Avec le programme ST (années 1960), puis avec le programme GENDYN (années 1990), le but recherché devient la fabrication d'une sorte de « boîte noire » qui, une fois quelques données introduites, produirait toute seule une œuvre. Ainsi posée, la tentative de fonder la musique satisfait au souci de l’autogenèse, du compositeur comme démiurge.

Ces deux aspects sont en fait liés. Dans une certaine mesure, comme d’autres commentateurs l’ont déjà souligné, Xenakis définit des outils qui pourraient satisfaire à la fois les besoins de création ex nihilo et d'universalisme [12] . En outre, nous sommes là dans le cadre d'une notion que, à défaut d'autres termes, j'appellerai par son nom le plus répandu dans les sciences humaines (et la musique) des années 1950-60 : la « structure ». La quête d'une « structuralité de la structure », pour reprendre la formule de Jacques Derrida [13] , que partagent bien des recherches de cette époque — recherche d'un degré zéro de l'écriture compositionnelle, pour en rester à la musique, avec, par exemple, le sérialisme, conjointement à Xenakis —, tend à forger un univers où l'invariant (l'universel) est réduit à une ossature abstraite et où la création se présente comme système autorégulé.

Naturalisation

« Ma conviction est que nous atteignons l'universel non à travers la religion, l'émotion, la tradition, mais à travers les sciences de la nature », déclare Xenakis (in B.A. Varga , 1982 : 3) : cette troisième et dernière référence, aux sciences de la nature, est majeure —  elle est la plus importante. C'est en comparant les sons ponctuels d'une masse aux molécules d'un gaz que le compositeur eut la formidable intuition grâce à laquelle il introduisit le calcul des probabilités (ainsi que la notion de masse) dans la composition musicale.

Ce processus de « naturalisation » des choses culturelles (la musique) ou, plus généralement, humaines (exemple déjà donné : une foule de manifestants est assimilée à une assemblée de cigales ou à la pluie), peut susciter un malentendu : de nombreux commentateurs ont évoqué le « naturalisme » de Xenakis, qui, il est vrai, puise une partie de son inspiration dans la Méditerranée (cigales de Nuits , mer d'Evryali ), les forces telluriques (cf. supra), la contemplation du ciel (« configurations galactiques » de Pithoprakta ) ou même, dans quelques œuvres des années 1980 (telles que Aïs ), les oiseaux. Dans la première partie de ce livre, j'ai moi-même parlé de « figuralisme » à plusieurs reprises. Or, deux éléments au moins obligent en réalité à reposer la question du « naturalisme ». D'abord, le fait déjà énoncé que l'apparence figuraliste n'est qu'un prétexte : comme dans la grande tradition figuraliste, le compositeur feint d'imiter pour en fait inventer des sonorités. De la sorte, l'accent est mis non sur le référent, sur la chose absente, mais sur une totale présence : les sonorités s'adressent aux sens, même si, pour ce faire, elles passent par le semblant d'évocation. La musique de Xenakis se situe difficilement dans les cadres de la représentation. De nombreux auditeurs ont une réaction pudique face à ses oeuvres, réaction qu'ils occultent en les décrétant simplistes parce qu'elles « évoqueraient » trop facilement des phénomènes naturels ; or, cette gêne provient précisément du fait que ceux-ci ne sont pas évoqués, figurés, représentés, mais que, d'une manière incongrue, ils ont, en quelque sorte, fait irruption dans la musique ! Le compositeur est clair sur ce point : lorsqu'il se sert d'une terminologie naturaliste pour décrire ses oeuvres, il n'écrit jamais qu'il a voulu « illustrer », « figurer », « représenter » ou « imiter » tel phénomène naturel, mais que ses masses sont des « nuages » de sons. Ses oeuvres agissent en quelque sorte directement, sans passer par le langage, la figuration, la codification : elles provoquent des chocs de nature physique. Leur violence est un moyen pour détourner l'écoute de la recherche d'un « sens » : lorsque l'oreille grésille sous l'effet de cordes suraiguës jouées fortississimo, il n'est plus besoin de rechercher une réalité extérieure au sensible. Dans ses propos, Xenakis revendique fortement la dimension du sensible : sa recherche, dit-il, « palpite de matière, c'est du toucher, du toucher des sons » (in E. Walter , 1968 : 22) ; « l'écoute de la musique implique beaucoup de choses simultanées dont l'une est de sentir d'une manière directe sans réfléchir », explique-t-il (in J.Bourgeois, 1969 : 29-30). C'est d'ailleurs dans ce sens qu'il refuse d'envisager la musique comme langage :

« La musique n'est pas langage, et elle n'est pas message. […] Si l'on réfléchit vraiment à ce qu'est la musique, c'est la chose qui échappe le plus à la définition du langage et si l’on veut appliquer les techniques de la linguistique, je crois qu'on se trompe, on ne va rien trouver du tout, ou très peu : de la tautologie. […] L'effet que la musique produit dépasse souvent nos méthodes rationnelles d'investigation. Des mouvements sont créés en vous, vous pouvez en être conscient ou non, les contrôler ou non, ils sont là en vous. C'est ainsi que la musique a une influence très profonde, chez l'homme » (in R. Lyon, « Propos impromptu », 1974 : 133).

D'autre part, c'est souvent à travers la science que, dans sa vision du monde, Xenakis nomme la nature. La terminologie des « complexes sonores » de Nomos alpha est révélatrice : « nuage ataxique de sons ponctuels » (« Vers une philosophie de la musique », 1966b = Musique. Architecture : 104), pour n'en citer qu'un — nuages « ataxiques » et non nuages tout court. De plus, la nature qu'il convoque en général va dans un sens précis : comme chez les romantiques, mais sans qu'il y oppose avec eux la grandeur (ou la solitude) de l'homme, il s'agit de tempêtes, de tourbillons, de nuages très chargés ; bref, d'une nature chaotique, pas nécessairement hostile à l'homme, mais qui, en tout cas, lui échappe. Il y a donc là une extraordinaire convergence entre l'imaginaire xenakien et la science moderne qui, à l'encontre de celle classique, ne présente plus la nature comme un univers ordonné, déterministe, mécaniste. Je voudrais souligner cette convergence en mettant côté à côté les conclusions du biologiste Jacques Monod , qui parle de la rupture de l'« ancienne alliance » (entre l'homme et la nature, alliance qui caractérisait la science classique), et une notice du compositeur pour Terretektorh  :

« L'Homme enfin se réveille de son rêve millénaire pour découvrir sa totale solitude, son étrangeté radicale. Il sait maintenant que, comme un Tzigane, il est en marge de l'univers où il doit vivre. Univers sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs comme à ses souffrances ou à ses crimes » [15] .

« L'auditeur sera […] soit perché sur le sommet d'une montagne au milieu d'une tempête l'envahissant de partout, soit sur un esquif frêle en pleine mer démontée, soit dans un univers pointilliste d'étincelles sonores, se mouvant en nuages compacts ou isolés » (Xenakis, pochette du disque ERATO STU 70529).

Xenakis ne fait pas partie des physicalistes qui cherchent à transférer dans la musique un ordre supposé naturel, qu'ils ont en fait inventé en réduisant drastiquement la nature (pensons à la très longue tradition qui se réfère aux séries harmoniques) : il part des lois non déterministes, celles de la thermodynamique, avec lesquelles l'homme moderne marque l'étrangeté radicale de la nature. A fortiori, son esthétique ne peut être naturaliste : par le pouvoir de la représentation, le naturalisme ne marque-t-il pas le début de la domination sans fin de la nature, qui mène à son entière mécanisation dans la science classique ? S'il éprouve une nostalgie pour la nature, c'est en épousant le postulat que « l'univers est sourd à sa musique », c'est-à-dire qu'il n'obéit à aucune loi inventée pour rassurer l'homme. Cependant, il n'adhère pas non plus à la tradition relativiste qui, partant du même postulat, préfère la solitude de l'homme et, par conséquent, prolonge en fait la vision  humaniste de la tradition, même si c'est dans ses derniers retranchements, ceux de l'antisubjectivisme sériel. Peut-être alors sa musique constitue-t-elle l'indice d'une « nouvelle alliance » [16]  ? En introduisant le désordre dans la musique (probabilités), le premier Xenakis renoue avec la nature, mais avec une nature non maîtrisée. Simultanément, il restaure la poésie et la métaphore et tente d’éviter le chemin qui les mena vers l'allégorie, le symbolisme, le figuralisme, etc…, vers la représentation au sens classique du terme. Pouvoir des sensations à l'état nu et pouvoir de la métaphore : telles pourraient être les composantes du « naturalisme » xenakien si l’on tient absolument à conserver ce terme.

Les alliages arts/sciences

« Il est temps […] de fonder une nouvelle science de “morphologie générale” qui traitera des formes et des architectures [des] diverses disciplines, de leurs invariants et des lois de leurs transformations, qui parfois ont duré des millions d'années », écrit Xenakis (Arts/Sciences. Alliages : 14). Ce vœu constitue peut-être l'aboutissement du vaste processus de naturalisation que sa vision du monde déploie. Dans ses propos, le compositeur n'a pas insisté sur cette direction possible, bien que sa musique, notamment avec la technique processuelle et la fusion forme-matériau qui seront abordées dans le chapitre suivant, semble l'avoir prise [17] . Par contre, il a souhaité donner un visage cohérent et explicite à sa vision du monde en lui donnant ce très beau nom : « alliages arts/sciences ». On s'en doute, dans l'état actuel où règne la spécialisation, de très alliages ne peuvent pas être facilement mis en place et soulèvent plusieurs questions. Examinons certaines de ces questions dans la pratique compositionnelle de Xenakis qui prend pour modèle de tels alliages.

Les alliages arts/sciences réunissent en une construction volontairement composite les trois références majeures de sa vision du monde : la Grèce antique et la mathématique bien entendu, puisque il s'agit de restaurer l'unité des arts et des sciences grâce à la science que Xenakis continue à placer au sommet de l'édifice à la façon des Pythagoriciens [18]  ; les sciences de la nature, par l'opération (« alliages ») qu'il souhaite mettre en œuvre pour réunir arts et sciences. A vrai dire, celles-ci ont tendance à tenir un rôle mineur dans cet édifice. En outre, ce qui a été défini ici comme les trois moyens pour concrétiser la vision du monde, va s'y trouver polarisé : les alliages arts/sciences se veulent abstraits ; dans la réalité, ils ne peuvent s'affirmer que par le biais du pragmatisme et de l'attitude expérimentale. Deux faits semblent confirmer la polarisation — voire, la contradiction — qui règne dans la construction avec laquelle, du moins dans Arts/Sciences. Alliages, le compositeur souhaite résumer son activité et sa pensée.

Il s'agit, en premier lieu, de la fameuse pratique du « transfert du modèle ». Plusieurs auteurs ont souligné le fait que Xenakis utilise dans sa pratique des théories, méthodes ou techniques qui, dans l'état actuel des connaissances, appartiennent à un autre domaine [19] . Evoquons une fois de plus la « parabole » — un terme que Xenakis n'a utilisé qu'une fois (cf. « Les trois paraboles », 1958 = MA : 16-19) — des gaz, grâce à laquelle des lois probabilistes formulées à propos de molécules sont appliquées à des notes. On pensera bien sûr aussi à la théorie des groupes. Rappelons également d’autres « modèles » dont s’est servi Xenakis ponctuellement ou d’une manière plus suivie : la série de Fibonacci, la structure de l’ADN, les mouvements browniens, les automates cellulaires. Dans la mesure où ces théories, méthodes et techniques relèvent a priori d’un domaine totalement étranger à la musique, il y a bien « transfert ». Comme il déjà été dit, cette pratique a un ancrage historique : elle se situe très exactement entre le « programme » du poème symphonique des romantiques et la modélisation du réel qui tend à dominer aujourd'hui. On pourrait ajouter que, de nos jours, elle est devenue plus que courante — pensons à la vogue de la théorie du chaos dans les années 1980-90 —, toujours dans un même contexte, qui tient à la fois de l'inspiration et de l'instrumentalisation des théories scientifiques. Par ailleurs, en restaurant les vertus de l'analogie, de la métaphore, elle augure d'un monde où l'autonomie de la musique ferait bon ménage avec une pratique interdisciplinaire, voire même, indisciplinaire. Cependant, il est en partie vrai que, dans les alliages arts/sciences xenakiens, qui semblent accorder le primat à la question des fondements dans une abstraction plutôt néo-platonicienne, la métaphore entre par la petite porte : la vision du monde qui en fait tout le charme n'y est pas intégrée — elle n'agit que comme légitimation « poétique ». La pratique en question peut alors passer, à un niveau à son tour abstrait — lorsqu'on ne tient pas compte de la vision du monde inscrite dans l'œuvre musicale même —, pour une concession à la techno-science. Pourtant, l'essentiel n'est pas le transfert du modèle, mais le changement qu'il peut apporter à notre regard sur le monde. Pour se référer une dernière fois à la parabole des gaz : ne peut-on dire qu'elle a permis à Xenakis de nous dégager du monde « solide » de la tradition, que Debussy avait déjà « liquéfié » ?

En second lieu, l'alliage arts/sciences ne prend pas en compte le « bricolage », qui caractérise tout Xenakis, que ce soit dans les quelques œuvres « formalisées » ou dans la majeure partie de sa production, qui ne l'est pas. Quiconque, en analysant les œuvres les plus formalisées et pour lesquelles le compositeur a explicité ses méthodes, a comparé la théorie avec la pratique, constate de nombreux écarts — que l'on peut chiffrer :10% pour les hauteurs de Herma selon F. Bayer (1981  : 99-102), 14% pour l'ensemble des paramètres systématisés de Nomos alpha selon M. Solomos (1993 : 449-481), etc. Cette situation, où le compositeur définit d'abord un « système », puis le concrétise musicalement en le dynamitant, ou, du moins, en le bricolant — pour l'adapter à la réalité du matériau, parce que telle est l'inspiration du moment, par souci de contrecarrer l'aspect quelque peu totalitaire du système, ou même souvent, par erreur —, est très courante dans toute la musique contemporaine. Elle a suscité, avec Xenakis, de nombreuses polémiques, les uns y voyant une inconséquence de la théorie, les autres un sursaut de l'esprit créatif face au « système » [20] . Mais elle révèle surtout l'importance, dans sa musique, d'un décalage entre la théorie et la pratique : avec le bricolage, cette dernière marque son autonomie par rapport à la première, une autonomie qui est supposée dans la vision xenakienne du monde, même si elle n’est pas intégrée dans son élaboration ultime.

Les alliages arts/sciences n'épuisent donc pas la vision du monde que déploie l'œuvre de Xenakis. Cet édifice, néanmoins, lui permet de se positionner non plus comme le prophète que fut Varèse — qui, lui aussi, désirait ardemment la fusion de la musique et des sciences —, mais comme l'initiateur d'une situation où les musiciens ne répugnent plus à utiliser la technologie et à s'inspirer des sciences, une situation qui est la nôtre.



[1] On le rencontre aussi dans son étonnant entretien avec Morton Feldman (1988), où le compositeur d'œuvres brèves, saturées par des densités et des dynamiques très élevées qu'est Xenakis et celui, minimaliste, de pièces qui, avec leurs pianissimo et leur total épurement, s'étirent à l'infini (Feldman), arrivent à communiquer !

[2] Parménide, Le poème, fragment III, trad. J. Beaufret, Paris, PUF, 1986, p. 79.

[3] Je pense bien entendu à Boulez. « Il ne connaît rien à son métier », aurait-il dit de Xenakis (cité par Jésus Aguila, Le Domaine musical. Pierre Boulez et vingt ans de création contemporaine, Paris, Fayard, 1992, p. 276). Quant à l'idée que Boulez représente le monde industriel, cf. Hugues Dufourt, « Pierre Boulez, musicien de l'ère industrielle » in Musique, pouvoir, écriture, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 145-158.

[4] « J'aime personnellement beaucoup la définition de H. Wronsky : “La musique est la corporification de l'intelligence qui est dans les sons” », disait Edgar Varèse (« Les interprètes ? », interview de 1946, in Ecrits, textes réunis et présentés par L. Hirbour, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 115).

[5] Cf. Hugues Dufourt, « Elites et programmes : les compromis de la musique avancée depuis 1945 », dans Actes du colloque « La musique et les pouvoirs », Mouvement Janacek n° Spécial 26 et 27, 1995, p. 109-113.

[6] Cette notion d'« intérêt » condense aussi d'autres éléments ; notamment, la question de l'attraction quasi physique que peut exercer la musique : « j'emploie le mot intéressant dans le sens d'une attraction », dit Xenakis à M. Feldman (1988 : 178).

[7] Dans l'exposé préliminaire à la soutenance de sa thèse sur travaux, significativement intitulé « Philosophie sous-tendue » — qui constitue l'exposé le plus clair de sa vision du monde —, Xenakis accorde à la « révélation » un statut autonome. Il distingue trois dimensions de l'art : le « mode inférentiel », le « mode expérimental » et la révélation. Quant il aborde cette dernière, il écrit : « En plus de ces deux modes, l'inférentiel et l'expérimental, l'art vit dans un troisième, celui de la révélation immédiate, qui n'est ni inférentielle ni expérimentale. La révélation du beau se fait d'emblée, directement, à l'ignorant du fait de l'art, comme au connaisseur. C'est ce qui fait la force de l'art et, semble-t-il, sa supériorité sur les sciences car, vivant dans les deux dimensions de l'inférentiel et de l'expérimental, l'art en possède une troisième, la plus mystérieuse de toutes, celle qui fait que les objets d'art échappent à toute science de l'esthétique, tout en se permettant les caresses de l'inférentiel et de l'expérimental » (Arts/Sciences. Alliages : 15-16). Cette dimension avait déjà été énoncée dans le début de Musiques formelles, qui mettait implicitement en garde contre une lecture positiviste du livre : « L'art (et surtout la musique) a bien une fonction fondamentale qui est de catalyser la sublimation qu'il peut apporter par tous les moyens d'expression. […] C'est pourquoi l'art peut conduire aux régions qu'occupent encore chez certains les religions. Mais cette transmutation de l'artisanat quotidien qui métamorphose les produits triviaux en méta-art est un secret. […] En gardant les yeux posés sur ce but suprême méta-artistique, nous allons essayer de définir plus modestement les voies qui peuvent y conduire à partir du magma des contradictions des musiques actuelles » (Musiques Formelles : 15). Lorsque le lecteur se plonge dans cet ouvrage, à la teneur extrêmement technique, cette introduction prend valeur d'avertissement : « nous allons essayer de définir plus modestement les voies »…

[8] Xenakis le reconnaît implicitement : « Pour moi, un mathématicien est celui qui travaille avec les mathématiques et qui crée des théorèmes. Or moi, je ne crée pas de théorèmes. Donc, en ce sens pur, je ne suis pas un mathématicien, je suis plutôt un usager des mathématiques », (in J. Bourgeois, 1969 : 34).

[9] « Rien ne nous empêcherait de prévoir désormais une nouvelle situation entre arts et sciences, notamment entre arts et mathématiques dans laquelle les arts “poseraient” consciemment des problèmes pour lesquels les mathématiques devraient et devront forger de nouvelles théories », écrit-il (Arts/Sciences. Alliages : 14).

[10] Cf. Morris Kline, Mathématiques : la fin des certitudes, trad. J.-P. Chrétien-Goni et C. Lazzeri, Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 462-469.

[11] Sur le projet universalisant de la théorie mathématique des groupes, cf. Jean Ullmo, La pensée scientifique moderne, Paris, Flammarion, 1969, p. 255-261 : ce livre est très révélateur de l'esprit de l'époque.

[12] La théorie des cribles constitue un « processus de généralisation, par lequel chaque étape de la musique apparaît à la suivante comme un cas particulier désormais dépassé vers sa signification plus large », écrit O. Revault d'Allonnes (1973 : 220).

[13] L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 409. Derrida employa cette expression afin de distinguer la notion structuraliste de structure de celle qui prévalait par le passé.

[14] L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 409. Derrida employa cette expression afin de distinguer la notion structuraliste de structure de celle qui prévalait par le passé.

[15] Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970, p. 216.

[16] C'est par les mots suivants qu'Ilya Prigogine et Isabelle Stengers concluent leur livre intitulé La nouvelle alliance. Métamorphose de la science (Paris, Gallimard, 1979, p. 392-393) : « Il est bien mort, le monde finalisé, statique et harmonieux que la révolution copernicienne détruisit lorsqu'elle lança la Terre dans les espace infinis. Mais notre monde n'est pas non plus celui de l'“alliance moderne”. Ce n'est pas le monde silencieux et monotone, déserté par les anciens enchantements, le monde horloge sur lequel nous avions reçu juridiction. La nature n'est pas faite pour nous, et elle n'est pas livrée à notre volonté. Le temps est venu, comme Jacques Monod nous l'annonçait, d'assumer les risques de l'aventure des hommes, mais si nous pouvons le faire, c'est parce que tel est le mode, désormais, de notre participation au devenir culturel et naturel, telle est la leçon qu'énonce la nature lorsque nous l'écoutons. Le savoir scientifique, tiré des songes d'une révélation inspirée, c'est-à-dire surnaturelle, peut se découvrir aujourd'hui en même temps “écoute poétique” de la nature et processus naturel dans la nature, processus ouvert de production et d'invention, dans un monde ouvert, productif et inventif. Le temps est venu de nouvelles alliances, depuis toujours nouées, longtemps méconnues, entre l'histoire des hommes, de leurs sociétés, de leurs savoirs et l'aventure exploratrice de la nature ».

[17] Avec quelques précautions, on pourrait inscrire cette direction dans le cadre de certaines pensées scientifiques qui substituent des « théories morphologiques » au « matérialisme » de la science classique (cf. Alain Boutot, L'invention des formes, Paris, Odile Jacob, 1993). Sur la possibilité de rapprocher Xenakis des théories scientifiques de la morphodynamique, cf. M. Iliescu (2000).

[18] Pour le plaisir, relisons le pythagoricien Archytas : « Les mathématiciens […] savent bien discerner et comprendre comme il faut […] la nature de chaque chose […]. Aussi touchant la vitesse des astres, de leur lever et de leur coucher, nous ont-ils donné une connaissance claire, tout autant qu'en géométrie plane, en arithmétique et en sphérique, sans oublier non plus la musique. Car ces sciences semblent soeurs » (Les écoles présocratiques, éd. établie par J.-P. Dumont, Paris, Gallimard, 1991, p. 289-290).

[19] F.B. Mâche (1981b) est l’auteur qui a le plus commenté cet aspect de Xenakis. Lui-même, en tant que compositeur, a théorisé le transfert du modèle en musique.

[20] H. Barraud (1968 : 185), se référant à la période des ST, écrit que, placé devant les résultats de la machine, Xenakis « retient ce qu'il faut retenir, retouche ce qu'il estime devoir retoucher, greffant son propre choix (où son goût et sa sensibilité peuvent intervenir) sur le choix de la machine […] On peut conclure de là que la personnalité du musicien garde dans cette méthode de travail toute possibilité de se faire jour ». Pierre Boulez (Jalons (pour une décennie), Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 378), pensant peut-être à Xenakis, estime que « corriger » le système revient à le considérer « comme une aide, une béquille, un excitant pour l'imagination qui, sans lui, ne serait pas arrivée à concevoir réellement un monde rêvé : je choisis, donc je suis ; je n'ai inventé le système que pour me fournir un certain type de matériau, à moi d'éliminer ou de gauchir ensuite, en fonction de ce que je juge bon, beau, nécessaire ». Pour une discussion générale de la nature des écarts xenakiens, cf. M. Solomos 2000).