Qu'est-ce qu'une œuvre de Xenakis ? Connaître sa place dans la trajectoire du compositeur ne répond pas à la question. L'étude des théories xenakiennes n'y répond que partiellement : d'une part, elles n'expliquent qu'une (petite) partie de sa musique ; d'autre part, elles s'inscrivent plus dans la sphère de la pratique — elles sont avant tout des outils compositionnels — que dans celle de la théorie. Enfin, l'analyse de la vision du monde sous-jacente n'épuise pas la question, car elle passe à côté du moment où a lieu la concrétion musicale. Avec la question « qu'est-ce qu'une œuvre de Xenakis ? », nous sommes à la recherche d'une « théorie » générale qui permettrait d'embrasser d'un seul regard toute composition de Xenakis, à la fois dans sa singularité sonore et son universalité humaine.
Ce qu'elle n'est pas d'abord : essayons de l'appréhender selon les deux catégories transmises par la tradition, la forme et le matériau. Tout d'abord, la forme. L'auditeur constate immédiatement que, avec Xenakis, le déroulement de l'œuvre (la « forme ») est d'une grande simplicité : on sait toujours où on en est. C'est la grande différence entre lui et ses contemporains, par exemple les sériels qui, eux, ont au contraire rendu incertaine la perception de la forme, travaillant toujours dans le sens de la négativité, de l'absence. Dès le début, Xenakis a pris le parti de concevoir la forme comme simple succession de sections closes sur elles-mêmes, qui s'enchaînent par juxtaposition. L'idée de développement lui est totalement étrangère. A l'occasion, deux procédés peuvent masquer momentanément la pure juxtaposition. D'une part, quelques œuvres semblent se dérouler selon le modèle dramatique — pour simplifier : montée progressive de la tension, point culminant, chute. Cependant, il ne s'agit que d'une impression : leur dramatisme est un pur effet de surface, à la différence des formes romantiques, il n'est pas structurel. Le compositeur n'atteint pas le point culminant par un développement, mais en plaçant une séquence qui apparaît de l'extérieur comme un point culminant (par exemple, un geste spectaculaire) au « bon moment », c'est-à-dire à un endroit qui est décidé abstraitement en fonction de la durée globale de l'œuvre. C'est pourquoi d'ailleurs, contrairement à une impression assez répandue, les formes xenakiennes n'ont rien de narratif — l'idée de narration suppose une certaine discursivité. Elles sont simplement là, tels des rochers tranchants faits de blocs de pierre hétérogènes. D'autre part, les quelques pièces qui épousent le modèle du son donnent une impression de « logique » ; mais celle-ci n'est pas inhérente à l'œuvre, elle lui reste extérieure. En somme, toute œuvre de Xenakis est, d'un bout à l'autre, succession de sections totalement indépendantes. La dernière production est encore plus radicale : chaque pièce constitue une seule section, comme si elle était puisée dans un continuum musical virtuel, un continuum d'une extrême staticité. Chez Xenakis, il n'y a donc pas à proprement parler de forme. Ce niveau de l'œuvre musicale, autonome par le passé, a disparu : l'œuvre est le résultat direct, non médiatisé, de la mise bout à bout de ses moments constitutifs.
Plongeons
à présent dans une section, par exemple les mesures 294-305 de Syrmos (exemple). Les premiers auditeurs d'une
telle musique ont dû être déroutés : on ne peut l'écouter selon une oreille
thématique, mélodique, harmonique, rythmique, c'est-à-dire selon les critères
de la tradition qui, partant de l'autonomie des dimensions de l'écriture ou
du son, travaille sur la formation et la transformation d'objets, d'entités
prégnantes séparées. Si l'on examine de l'intérieur une masse xenakienne telle
que l'illustre ce passage, on ne peut que s'y immerger, s'y noyer. Le matériau
est d'une extrême fluidité. Certes, on distingue dans les deux extrémités
de l'exemple un même accord, mais celui-ci est déstabilisé dès le début par
le jeu des superpositions rythmiques. Le milieu de l'extrait, quant à lui,
est d'une extraordinaire fluidité. Le matériau s'est, en quelque sorte, évaporé :
à l'imaginaire impressionniste de l'élément liquide, qui avait déjà aboli
la « solidité » du matériau, s'est substituée la science xenakienne
des états gazeux ! On pourrait lui appliquer les mots avec lesquels Gérard
Grisey définit la première musique spectrale : le « matériau n'existe
plus en tant que quantité autonome mais est sublimé en un pur devenir sans
cesse en mutation » [1] — à condition
d'éviter le discours sur l'« immatériel ». Si l'on tente d'isoler
par exemple les hauteurs ou les rythmes et que l'on y parvient, le résultat
est tout aussi frappant. Intégralement construites, l'évolution tonale (des
hauteurs) et celle rythmique n'ont aucune pertinence en tant que telles :
elles ne génèrent pas des figures telles qu'un thème mélodique, une cellule
rythmique, un accord prégnant. Pour se limiter aux hauteurs, aux tons, le
fait que, dans la musique de Xenakis comme de ses contemporains, la différence
entre la fausse et la juste note s'estompe, n'a qu'un sens : il faut
prendre à la lettre l'expression a-tonalité. Le ton a cessé d'être une catégorie
autonome : une œuvre qui prétendrait créer des enchaînements tonalement
pertinents de hauteurs à partir du déroulement imperturbable du total chromatique
ou du brassage stochastique serait problématique. La complexification, la
quantification, bref, la construction intégrale qui, dans la musique contemporaine,
à la différence de celle du passé, s'applique dès le stade du matériau, oblige
l'écoute attentive à emprunter un chemin où les catégories tonale ou rythmique
deviennent illusoires, superficielles. En d'autres termes, on assiste à la
« dissolution des entités théoriques classiques » [2] . A la disparition de
la forme en tant que médiation, correspond donc la fin de l'autonomie des
dimensions du son ou de l'écriture et la construction intégrale du matériau,
en somme, sa dissolution en tant que couche autonome : on s'oriente décisivement
vers une œuvre où tout est immédiatement en rapport avec tout grâce au principe
de la construction. En ce sens, forme et matériau ne sont plus distincts.
Ces propos doivent être nuancés. En premier lieu, l’évolution de Xenakis à partir des années 1980 met en œuvre les cribles qui visent en partie à restaurer l'autonomie des hauteurs ; simultanément, on y observe une prolifération d'un type particulier de formations autonomes qui seront étudiées dans le chapitre suivant, les gestes. En second lieu, on a parfois l'impression que, dans toutes ses compositions, le timbre aurait une certaine tendance vers l'affranchissement, l'autonomisation. Mais cette impression doit être fortement modérée. Si l'on met de côté le caractère global des timbres préférés du compositeur, par lequel il accentue le côté « fauve » de son univers — prédilection pour les « voix paysannes », les « sons rudes » (« pas de sons “jolis” mais âpres, pleins de bruit, sauf aux harmoniques », lit-on dans la préface de Kottos ) —, très rares sont les pièces qui utilisent des timbres nouveaux « bruts », qui s'entendent pour eux-mêmes ou dans leur combinatoire, qui ne se prêtent pas au principe de la construction [3] . L'inventivité sonore de Xenakis ne se situe pas au niveau des timbres, mais des « sonorités ».
Sonorité : on peut nommer ainsi toute section d'une œuvre de Xenakis. En son sein, se produit la convergence entre les dimensions du son ou de l'écriture, qui ont cessé d'être autonomes et qui relèvent désormais d'un principe unique, le principe de la construction. Celui-ci élimine tout élément non travaillé, ou, du moins, pour la musique instrumentale, le confine à ses derniers retranchements — les timbres instrumentaux, les notes qu'ils produisent, les durées du solfège (mais pas les rythmes au sens de cellules préconstituées). Cette convergence est le résultat d'un long processus historique que, dès le milieu du XXème siècle, Theodor Adorno pouvait envisager :
« Les différentes dimensions de la musique tonale d'Occident — mélodie, harmonie, contrepoint, forme et orchestration — se sont développées historiquement dans une relative indépendance les unes par rapport aux autres, sans plan et dans cette mesure “instinctivement”. [...Mais] à mesure que se développent les domaines particuliers du matériau, dont certains se fondent l'un dans l'autre — comme dans le romantisme, la sonorité instrumentale et la sonorité harmonique —, se dégage clairement l'idée de cette organisation rationnelle très poussée de tout le matériau musical [...]. Elle participait déjà à l'oeuvre intégrale de Wagner ; c'est Schönberg qui en achève la réalisation. Dans sa musique, toutes les dimensions non seulement sont développées d'une manière égale, mais encore elles sont produites l'une à partir de l'autre, de telle manière qu'elles convergent » [4] .
Avec Schönberg , qu'étudie Adorno, la convergence reste cependant inachevée : le compositeur viennois n'a pas généralisé le principe de la série ; en outre, il a réintroduit le thématisme ainsi que des formes du passé. Chez Xenakis, par contre, elle aboutit et prend une tournure littérale : c'est pourquoi elle peut être nommée.
Examinons à nouveau les mesures 294-305 de Syrmos . L'impossibilité de situer ce passage au sein d'un développement dynamique de l'œuvre entière — l'absence d'une forme comme niveau autonome, absence qui réduit chaque moment de la pièce à une section qu'on peut écouter pour elle-même — d'un côté, l'extrême fluidité du détail de l'autre, ne lui retirent pas tout intérêt, loin de là ! Car, pris en lui-même mais ausculté dans sa globalité, il révèle sa véritable nature. La staticité de l'œuvre dans son ensemble (la forme en tant que succession de sections), l'insaisissabilité du détail (du matériau) s'autoannulent, en quelque sorte, sur ce niveau intermédiaire dans lequel tout l'intérêt musical s'est reporté, pour produire un résultat saisissant, quasi hypnotique : c'est la technique de la transformation continue (ou processus). Ce bref passage débute par un fourmillement de notes répétées en masse polyrythmique, notes qui s'étalent de l'extrême grave à l'extrême aigu. Mais, déjà après deux mesures, le sixième premier violon commence par tournoyer autour du ré qui lui était assigné, dans un ambitus qui s'élargit progressivement. Un par un, tels des insectes affolés, les autres instruments se mettent aussi à s'agiter. Par la suite, le processus inverse s'ébauche et, réduisant progressivement leur tournoiement, les cordes finissent par recomposer l'agrégat initial de notes répétées. Cet extrait de Syrmos est perçu globalement comme un seul son, stable à ses extrémités et marqué en son milieu par une zone de perturbation qui se développe puis disparaît progressivement. D'autres œuvres de Xenakis déploient la technique processuelle — je l'ai mentionnée à propos de Pithoprakta , Eonta , Nuits ou Empreintes —, qui peut affecter l'évolution mélodique (comme c'est le cas avec l'extrait commenté), le registre, les contours extérieurs de glissandi linéaires, la densité, les intensités, les timbres, le mouvement spatial, ou une combinaison de ces domaines. A vrai dire, la technique de la transformation progressive n'est nullement systématique dans ses œuvres, voire même, elle est plutôt rare — elle abonde surtout dans les quelques œuvres qui épousent implicitement le modèle du son. Mais elle constitue le modèle par excellence de la fusion du matériau et de la forme.
Fusion de la forme et du matériau : qu'elle soit en transformation continue ou qu'elle soit plus statique, toute section d'une œuvre de Xenakis constitue un tout hermétique. En outre, s'il est impossible de distinguer en son sein une idée concrète — thème, motif, cellule, série ou, d'une façon générale, un élément premier clairement délimité — et un développement, si l'idée est synonyme de son déploiement et si, enfin, elle s'identifie à la section dans son intégralité, cela signifie qu'on a affaire à une totalité indécomposable. La section entière peut alors être considérée comme l'élément premier lui-même. Or, pour nommer l'élément premier d'une œuvre, on parle de matériau ! Par ailleurs, étant donné qu'une section possède une certaine durée, on continue à percevoir une forme. De la sorte, chaque section nous met dans l'impossibilité de distinguer sa forme de son matériau. Le produit de cette fusion de la forme (prise comme une section particulière) et du matériau constitue ce qui est nommé ici sonorité : toute œuvre de Xenakis peut alors être définie comme succession de sonorités.
Le choix du mot sonorité tente d'indiquer la double nature de la fusion de la forme et du matériau, de la disparition des niveaux de médiation dans l'œuvre, de sa condensation en un niveau unique. D'un côté, ce mot est dérivé du terme « son ». Avec Xenakis, la musique s'approche du moment si caractéristique où à la composition (avec des sons) se substitue la synthèse (du son) — moment d'ailleurs que Xenakis lui-même s'est approprié avec le programme GENDYN. Simultanément, les sonorités ne sont pas des sons. La musique instrumentale de l'après 1945 a connu des tentatives d'imiter le son, en renouant notamment avec l'idéologie organiciste : pensons à la volonté d'un Stockhausen d'extraire la forme du matériau, aux œuvres de Scelsi , à la première musique spectrale. Xenakis s'est parfois prêté à ce jeu avec les pièces qui épousent le modèle du son. Cependant, en règle générale, ses sonorités ne prennent pas l'allure organique : elles ne renient pas leur qualité d'artefact.
On pourrait établir ici un parallèle entre le sérialisme et un type particulier de sonorités xenakiennes, les masses. J'ai déjà souligné le fait que les « nuages » et « galaxies » de Xenakis ne doivent pas être confondues avec les « textures » (composition de globalités réduites à leurs contours extérieurs) qui proliférèrent dans les années 1960 — pensons à Penderecki ou Ligeti —, souvent en réaction au pointillisme des débuts du sérialisme. Il est certain que, par rapport à ce dernier, Xenakis opère un renversement, puisqu'il part directement de la notion de globalité. Néanmoins, ses masses ne sont jamais creuses : on peut s'y immerger. Elles débordent d'une vie intérieure : il n'y a pas une façon de composer avec des masses, mais une composition de masses. A l'inverse, on pourrait suggérer que le sérialisme, dans ses œuvres les plus réussies, sait aussi générer un résultat global. En lui, la fusion horizontal-vertical donne naissance à un espace sonore unitaire. La construction de l'ensemble par le détail n'est pas en contradiction avec le fait que le sérialisme vise la convergence dont parlait Adorno , c'est-à-dire l'articulation rationnelle de l'espace acoustique global. L'analyse proprement sérielle d'une œuvre sérielle (recherche des séries) ne peut être qu'un premier pas : elle est comparable à l'analyse harmonique d'une symphonie tonale qui procéderait accord par accord, en ignorant les principes de l'analyse schenkerienne ! Dans le Marteau sans maître, par exemple, la série n'est finalement qu'un moyen : un moyen pour produire des sonorités là aussi, c'est-à-dire les « éclats », les « résonances » bouleziennes. Certes, avec Xenakis, l'articulation rationnelle de la totalité finit par se condenser et produire véritablement des sonorités, que l'on peut écouter comme telles, alors que le travail sériel en reste à l'entre-deux et nous laisse dans l'incertitude. Il n'empêche que les sonorités xenakiennes sont des totalités construites et ne prennent pas l'allure d'entités organiques.
C'est pourquoi, à la question initiale, il ne suffit pas de répondre qu'une œuvre de Xenakis est une succession de sonorités. Prenant l'allure d'une « seconde nature », celles-ci n'en sont pas moins le produit d'une élaboration. Examiner les sonorités xenakiennes comme des objets en soi — à la manière par exemple des « objets sonores » de Schaeffer — serait possible, mais alors on aboutirait à une typologie abstraite, qui les hypostasierait. Pour dévoiler leur qualité d'artefact, de produit humain, je suggère de les examiner dans leur rapport avec l'histoire, un rapport que tout le second modernisme musical (l'après 1945) a souhaité nier, au risque de passer — à la lumière des interprétations révisionnistes que l'on voit fleurir actuellement — pour une aberration de l'histoire.
On pourrait réduire toutes les sonorités xenakiennes, aussi bien pour la musique instrumentale que pour les compositions électroacoustiques, à trois catégories : sons glissés, sons statiques, sons ponctuels. Ces trois sonorités de base se laisseraient alors interpréter comme l'ultime mutation des trois dimensions traditionnelles de l'écriture musicale : la mélodie, l'harmonie et la polyphonie. La sonorité des sons glissés dérive de l'aplanissement de la ligne mélodique en ses contours extérieurs. Celle des sons statiques est le lointain descendant de l'harmonie : en elle, les objets différenciés de cette dernière (les accords) ont perdu leur fonctionnalité et, en s'étalant aussi bien dans le registre que dans le temps, se sont départis de leur statut d'objet. La sonorité des sons ponctuels enfin, les « nuages » si l'on préfère, marque l'évolution extrême de la polyphonie, qui aboutit à sa pulvérisation et où les « voix » deviennent des atomes [5] .
Metastaseis , on s'en souvient, provoqua une véritable révolution sonore : l'œuvre débute par un gigantesque champ de glissandi. Toutes les cordes attaquent à l'unisson un sol médian. Puis, un des premiers violons commence à glisser vers l'aigu très régulièrement et lentement à partir de cette hauteur, qui constitue sa note la plus grave. A la mesure 7, une des contrebasses démarre un glissement vers le grave. Et ainsi de suite : toutes les autres cordes (quarante six instrumentistes au total, qui jouent chacun leur propre partition) se mettent à épouser des lignes droites, vers l'aigu ou vers le grave, pour atteindre à la mesure 34 un gigantesque cluster. On mesure aisément la portée de ce geste initial, lorsqu'on pense aux textures de la musique d'avant-garde de l'époque, marquées par le pointillisme sériel !
L'idée du glissando vint au compositeur par le biais du papier millimétré. On a donc affaire à un transfert — la musique se spatialise en quelque sorte. Cependant, ce transfert, pour fortuit qu'il soit, donne naissance à une chose autonome : une fois que l'on entend les sons glissés, on peut facilement oublier leur origine graphique. On peut écouter les « lignes » droites ascendantes ou descendantes pour elles-mêmes, dans leur contexte musical : elles constituent des sonorités. Xenakis souligne que le glissando a un « effet particulier » (in B.A. Varga, 1996 69). Et l'on pourrait écrire avec Akira Tamba : « l'expérience psycho-physiologique […] montre que les sons glissés touchent davantage la sensibilité que les notes fixes » [6] .
Dans les années 1960, pour légitimer son usage systématique du glissando, le compositeur écrivait : les « sons ponctuels, granulaires, […ne] sont en réalité [qu'] un cas particulier des sons à variation continue » (Musiques Formelles : 27). D'une manière plus générale, l'intérêt d'un son en perpétuel mouvement quant à sa hauteur réside dans le fait qu'il dissout le ton, la note. Avec lui, les « fonctions traditionnelles des intervalles, des séries de hauteurs, des mélodies et des harmonies » disparaissent (R. Frisius , 1987 : 96). Il nous oblige à pénétrer dans cet objet figé que constituait la hauteur, à l'animer de l'intérieur. S'ouvre alors le monde de la sonorité, c'est-à-dire du son intégralement composé, avec des hauteurs (et aussi des rythmes, des intensités et des timbres), mais où celles-ci ont cessé d'être autonomes.
Le glissando xenakien peut être interprété comme l'aplanissement de la ligne mélodique en ses contours extérieurs : seule compte désormais la direction (montée ou descente). Ne peut-on déjà l'entendre en filigrane chez Webern où, la mélodie s'étant résorbée en groupes très réduits de notes, il ne subsiste que la direction de l'intervalle ? Par ailleurs, dans la musique des Balkans et d'Europe centrale qui devait être familière au jeune Xenakis, il est très fréquent d'entendre des portamentos. Et déjà chez Bartók , des glissandi soutenus font leur apparition.
Néanmoins, le glissando xenakien repose sur une double innovation. D'une part, il s'intègre toujours dans des champs massifs finement construits de l'intérieur — Xenakis ne se contente pas d'une simple linéarité, de contours extérieurs vides. D'autre part, il ne reproduit jamais deux fois une même texture. Pour compenser la pauvreté de la forme rudimentaire en soi du glissando, il les traite, à ses débuts, selon quatre types de base : mouvements parallèles (uniquement ascendants ou bien descendants), croisés (combinaison des deux directions), convergents (ou divergents), ou encore, « surfaces géométriques gauches ». Syrmos est l'œuvre qui exploite le plus cette différenciation [7] .
Parmi les trois sonorités xenakiennes, celle des sons glissés a connu l'évolution la plus notable. Xenakis exploite les glissements linéaires surtout dans les années 1950-60. Au sein de cette production, on observe déjà une évolution frappante : le geste d'une absolue continuité du début de Metastaseis y est unique ; progressivement, les glissandi, tout en restant toujours massifs et linéaires, vont se briser quant à leur continuité temporelle et finiront par se condenser. Dès la coda de Metastaseis (cf. l'exemple 2), leur champ se rompt en plusieurs blocs homogènes. Les mesures 105-121 de Pithoprakta , que schématise l'exemple 13, conservent le même principe, mais introduisent en outre des silences. Avec Diamorphoses , on a désormais affaire aux « multicolores toiles d'araignées » dont parle O. Messiaen (1959 : 5) : les glissements continuent à se tisser en un geste global, mais ils sont devenus brefs. Dans les mesures 16-21 de Polla ta dhina surgissent de brefs blocs de glissandi. Enfin, avec les mesures 128-131 ou 205-210 de Nuits , le glissando est traité comme un objet en soi.
A partir
de la fin des années 1960, cette fragmentation prend une autre forme. Elle
affecte cette fois la nature même du glissement : le glissando linéaire
est remplacé par des lignes incurvées ou même brisées. C'est la technique
des mouvements browniens, déjà commentée, où une ligne totalement glissée
semble « erratique » (cf. le début de Mikka
dans l'exemple et la notice d'exécution concernant les voix
de N'Shima dans l'exemple). Les « arborescences »,
dont il a aussi déjà été question, regroupent de tels glissements fortement
incurvés et renouent ainsi avec la massivité (cf. l’exemple
7 pour Erikhthon et l'exemple pour Mycènes
alpha). Si elles sont réalisées sur un
instrument à clavier (par exemple dans Erikhthon), le glissement lui-même devient supposé : seul
est conservée la contiguïté du jeu mélodique (chromatisme ou mouvement plus
large, mais uniforme dans son déploiement).
Le pas suivant, qui est aussi le dernier, est franchi lorsque, dans les années 1980, disparaît totalement le glissement. Cependant, l'idée initiale d'une continuité de la fréquence dans son déploiement dans le temps n'en est pas pour autant supprimée. En effet, durant cette époque largement fondée sur la théorie des cribles, l'écriture mélodique continue très souvent à être linéaire : certes, toutes les hauteurs sont écrites et, en outre, les intervalles sont différenciés (grâce aux échelles) ; cependant, soit les mouvements sont simplement des gammes, soit ils établissent des figures plus complexes (spirale, par exemple) mais qui conservent l'idée de la continuité.
Glissements linéaires, mouvements browniens et arborescences, mouvements mélodiques linéaires sur cribles : si l'on accepte de subsumer ces trois types d'écriture sous l'idée d'une continuité des hauteurs, on prend une mesure de l'importance de cette sonorité pour toute l'œuvre de Xenakis. Par contre, l'idée de sonorité peut être contestée : il est certain que, avec les mouvements mélodiques sur des cribles, on s'éloigne de la notion de sonorité pour restaurer l'autorité de la hauteur que, précisément, les glissements linéaires avait dissoute.
Metastaseis ne se contente pas d'introduire les glissandi : dès la fin du premier champ de glissements s'installe le plus gigantesque cluster qui avait jamais été conçu, tant au niveau de sa composition tonale (les quarante six instruments à cordes tiennent chacun une note différente, dans une superposition quasi systématique de demi-tons — sauf dans le grave — avec un trou d'une octave dans le médium grave) que, et surtout, de sa durée : l'agrégat s'étale pendant cinquante deux mesures (mesures 34-85) ! En somme, avec Xenakis culmine la prétention à la totalité de l'harmonie romantique, qui prend alors un nouveau visage : de la totalité émerge une chose qui, tout en étant issue d'une élaboration tonale, finit par transcender le ton : la sonorité. Dans Metastaseis , par son très long maintien, la hauteur est neutralisée ; simultanément, les notes s'accumulent à tel point qu'il est impossible de les distinguer : les accords traditionnels ont pris des proportions démesurées, celles d'une sonorité unique. Xenakis évite ainsi l'un des écueils majeurs de la musique atonale : la combinatoire stérile de clusters. Par son extrême étirement dans le temps (plus d’une minute pour une œuvre de huit minutes), le cluster de Metastaseis cesse d'être perçu comme cluster : l'auditeur est invité à s'y immerger, à se noyer dans sa richesse intérieure. Lorsque des tenues imperturbables conquièrent l'espace tonal et, surtout, lorsqu'elles s'étalent dans le temps jusqu'à annihiler sa perception quantifiée, il en émerge un continuum qui dépasse la notion d'objet. Par ailleurs, le compositeur explore de l'intérieur ce son tenu : des pizzicati égrènent quelques notes de l'agrégat, tandis que son timbre en est sans cesse modifié (arco ou tremolo).
Xenakis
n'a jamais répété la plage commentée de Metastaseis . Très rapidement, il introduit une variation potentiellement
très riche : les notes répétées. Plusieurs séquences de Nuits
, que l'on peut décrire avec M. Couraud (1981 :
192) comme les lieux d'un « piétinement rageur de percussions martelées »,
en offrent des matérialisations saisissantes avec des voix. L'exemple
(extrait de A l'île de Gorée ) les montrent à l'œuvre avec un effectif hétérogène
et sous la forme d'accords répétés selon une combinatoire limitée. Dans le
tournant des années 1960-70, Xenakis les concrétise en utilisant des cribles
rythmiques, comme c'est le cas avec les mesures 37-40 d'Eridanos (exemple). Un type particulier de sons
tenus, qui s'identifie à un pur phénomène sonore, se produit lorsque le compositeur
demande à ses interprètes de réaliser des « battements », c'est-à-dire
de dévier légèrement d'un unisson (cf. l'exemple, extrait de Nuits
). En outre, dans les années 1970, Xenakis écrit souvent
des plages qui tournent autour d'un unisson, sans néanmoins préciser qu'il
recherche l'effet de battements.
Par
ailleurs, les sons statiques sont rarement réellement statiques : ils
connaissent des évolutions globales ou internes. L'évolution globale peut
affecter la hauteur : ainsi, on peut avoir une évolution tonale progressive,
à la manière des mesures 294-305 de Syrmos
(cf. exemple). Très fréquentes sont aussi les variations globales
d'intensité. Un autre cas concerne le timbre, qui peut subir des changements
subits ou des transformations progressives globales. Enfin, l'espace peut
se prêter à ce jeu. Le cas des évolutions intérieures mériterait une description
plus longue, car il montre à quel point la technique compositionnelle de Xenakis,
qui part toujours d'une idée globale, ne néglige pourtant jamais le détail.
Ainsi, les évolutions globales de hauteur sont moins nombreuses que ces halos
sonores où les instruments poursuivent un trajet tonal autonome, tout en suscitant
l'effet global d'une unique sonorité : dans les mesures 138-141 de Polla
ta dhina par exemple, chacun des vents épouse une courbe mélodique
indépendante qui défile, comme dans un rêve, au ralenti. Cette technique est
systématisée avec les halos sur des cribles de la fin des années 1970 (cf.
un extrait de Neuïa dans l'exemple),
que l'on peut aussi parfois appréhender comme des sons glissés. Par ailleurs,
il est très fréquent que les instruments qui s'assemblent en tenues s'individuent
au niveau du rythme. Mais c'est avec les nuances que naît le plus souvent
une vie intérieure aux sons statiques. L'exemple (mes.58-59 d'Eonta
) illustre l'application de ce procédé à une petite échelle.
Ailleurs, tout un orchestre peut être travaillé de la sorte. Enfin, dans une
œuvre comme Anémoessa , les sons tenus peuvent se fragmenter de l'intérieur
par l'introduction de silences répartis d'une manière non uniforme.
Les sons tenus n'ont pas connu une évolution comparable aux sons glissés : leurs multiples variations sont plus ou moins présentes dès la fin des années 1960 ; de plus, Xenakis les exploite tout au long de sa trajectoire. Cependant, la dernière évolution du compositeur, de même que pour les sons glissés, met l'accent sur une certaine réautonomisation de la hauteur : ainsi, les accords (ou, du moins, des agrégats) que, précisément, la sonorité des sons statiques transcendait, refont leur apparition. On l'aura compris, c'est là où intervient la théorie des cribles. J'ai cependant souligné le fait que les formations verticales basées sur des échelles ne restaurent pas nécessairement l'accord en tant qu'objet tonalement différencié (où l'on écoute véritablement l'accord en tant que tel, c'est-à-dire comme assemblage de hauteurs et d'intervalles), car elles peuvent avoir des fins coloristiques (cf. l'exemple 9, qui présente le crible des agrégats du piano de Paille in the wind ).
De même qu'il a aplani la mélodie à ses contours extérieurs (sons glissés) et enflé à l'infini les unités de l'harmonie (sons statiques), Xenakis a pulvérisé la troisième dimension traditionnelle de l'écriture, la polyphonie. Nous sommes proches ici des champs pointillistes de la musique sérielle des années 1950, de leur fameuse polyphonie « en diagonale ». Cependant, en introduisant le calcul des probabilités ainsi que la notion de masse, le compositeur donne un aboutissement à la pulvérisation de la polyphonie. Dans sa musique, non seulement un espace global s'est substitué à la superposition des voix du contrepoint, mais en outre, la hauteur, comme transcendée, donne naissance au surplus qui, ici, a été nommé sonorité : les gigantesques accumulations de sons ponctuels constituent chez lui une sonorité à part entière. Xenakis parle à leur propos de « nuages ».
Les « nuages de grains sonores » [8] fournissent la principale concrétisation de cette sonorité. Avec eux, il s'agit en quelque sorte de créer des sons globaux à partir de particules élémentaires. Souvenons-nous de l'hypothèse « corpusculaire » formulée à propos d'Analogique A (cf. le chapitre 1) et appliquée à la musique instrumentale : toutes les plages de sa musique qui utilisent des masses de sons ponctuels peuvent être renvoyées à cette hypothèse, même si l'idée d'une synthèse sonore de second ordre est abandonnée — c'est pourquoi on parlera de sonorité.
Les
types de « grains sonores » sont très variés. Il peut s'agir de
pizzicati de cordes. Mais on pourra aussi avoir affaire à des pizzicati-glissandi :
c'est d'ailleurs avec eux que, dans les mesures 52-59 de Pithoprakta
, Xenakis introduisit simultanément cette sonorité ainsi que le calcul des
probabilités (cf. l'exemple 3).
Dans Herma (cf. l'exemple), les grains sonores sont matérialisés
par les sons éclatés du pianiste, surtout lorsque la densité devient élevée.
Ailleurs, nous trouvons des battuti col legno des cordes. Les percussions
contribuent souvent à la construction de ces sonorités. Enfin, c'est bien
entendu avec ses oeuvres électro-acoustiques que le compositeur tente de créer
des sons globaux composés d'une myriade de particules homogènes : outre
Analogique B, l’exemple
le plus éloquent est Concret PH . Constatons enfin que les « grains sonores »
ne sont pas nécessairement de nature ponctuelle : de brèves tenues peuvent
très bien s'y substituer.
Une
oeuvre illustre à elle seule la combinaison des possibilités qui viennent
d'être énumérées : Nomos gamma . Les cordes y sont souvent employées pour tisser ce
que Xenakis qualifie de « tapisseries sonores » (Formalized
Music : 239), c'est-à-dire de gigantesques
mélanges aléatoires de huit timbres-modes de jeu. L'exemple offre un
extrait des mesures 46-49 de Nomos gamma — la totalité de ce passage met en jeu quarante
huit instruments qui jouent chacun leur propre partition ! Nous sommes
ici en présence de ce « bruit de fond » que la très belle étude
de M. Serres (1969 : 186) sur Xenakis définit ainsi :
« Chaque individu parle de sa voix singulière, chaque voix diffère de toute autre, dans ce chœur en rupture de chœur. La polyphonie trouve ici sa limite, accomplissement et négation ; ce qui émerge est quelque chose comme un pluralisme monadique, où la singularité n'est munie d'aucune porte ni fenêtre et trace son chemin sans nul rapport au proche ni au lointain : trajectoires moléculaires, trajets de particules ; le nuage sonore […] produit à partir de ces voix individuées (indivisibles) forme quelque chose comme une monadologie, quelque chose comme le monde d'Epicure avant déclinaison ».
[1] Gérard Grisey, pochette du disque ERATO STU 71554. Grisey parle de son œuvre Modulations (1978).
[2] Hugues Dufourt, Musique, pouvoir, écriture, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 283.
[3] C'est seulement au tournant des années 1960-70 que Xenakis a eu tendance à autonomiser le timbre, en faisant par exemple appel, pour les cordes, à des sons « bridge » (« un bruit grincé irrégulier » : indication donnée à la p. 23 de la partition de Synaphaï), qui seront écoutés pour eux-mêmes, sans se fondre dans l'ensemble. Seule une brève œuvre comme Charisma, qui conclut cette période, constitue une pure combinatoire de timbres. Autre exception déjà signalée, qui appartient à la production ultérieure : Tetras, dont certains passages manifestent un penchant pour le bruitisme, où donc les timbres sont autonomes.
[4] Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique (1948), trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962, p. 62-63.
[5] Ce qui suit condense M. Solomos (1994a), qui lui-même condense très fortement M. Solomos (1993) : 274-367.
[6] Akira Tamba, La théorie et l'esthétique musicale japonaises du 8e au 19e siècle, Paris, Publications orientalistes de France, 1988, p. 311.
[7] L'œuvre est construite à partir de huit « textures de base » dont cinq concernent des glissements : « réseaux parallèles (glissandi) ascendants », « réseaux parallèles (glissandi) descendants », « réseaux parallèles croisés (ascendants et descendants) », « configurations de glissandi traités en surfaces réglées gauches », « configurations géométriques de glissandi convergents ou divergents » (Musiques Formelles : 98).
[8] C'est un des « événements » sonores de Duel (cf. Musiques Formelles : 141).