Makis Solomos
L'œuvre musicale de Xenakis est immense : plus de 150 opus ! Tout ce dont on peut parler — sans pour autant l'épuiser — couvre un domaine très vaste. Son étrangeté enfin, est radicale.
C'est sans doute pourquoi, par souci de domestication, on a souvent tendance à la réduire à des apports techniques particuliers (l'introduction des probabilités en musique, la notion de masse, les « cribles », entre autres). Il est vrai, le discours sur la musique contemporaine commence à peine à émerger des interprétations positivistes, historicistes, formalistes, qui, en leur temps, avaient leur légitimité. On peut aussi être tenté de se focaliser sur les quelques idées que Xenakis lui-même, dans ses écrits — très abondants, eux aussi —, a souhaité privilégier (l'« alliage arts/sciences », notamment). Or, ces idées font partie de l'œuvre même et, par conséquent, n'en fournissent pas une explication.
Dans ce livre, j'ai tâché de restituer l'extraordinaire richesse de l'univers xenakien et, simultanément, d'en dévoiler l'unité (et l'unicité) à un niveau général. Par souci de clarté, j'ai procédé en deux temps. Une première partie narre les innombrables cheminements de la trajectoire de Xenakis, qui, inquiet de lui-même comme de notre monde, n'a jamais cessé de se remettre en question. En filigrane se constituera leur généalogie — leur naissance, leurs bifurcations, leurs impasses parfois, leurs recoupements inattendus. Une seconde partie tente de mettre en évidence l'unité complexe de l'univers xenakien, qui loge dans tous les niveaux de l'œuvre. Pour ce faire, j'ai recherché toutes les médiations possibles entre ces niveaux : entre le musical, le théorique, l'humain.
La trajectoire de Xenakis accentue un trait commun aux compositeurs de sa génération : une rupture radicale avec le passé est suivie d'une expansion exceptionnelle, puis d'un assagissement progressif. Parce que cette troisième phase remet en cause, en quelque sorte, les deux premières, on pourrait être tenté d'en faire de même. Mais ce serait risquer des concessions à la tendance qui interprète les modernes du XXème siècle comme des personnages aux visées totalitaires. On peut certes tâcher de modérer les notions de « rupture » ou de « monde nouveau » et opérer une critique de leur volontarisme. Mais pourquoi être effrayés par les avancées spectaculaires, si ce n'est parce que, dans la période actuelle, on ne peut changer le monde d'un iota ?
J'ai regroupé l'œuvre de Xenakis en neuf périodes, mais ai respecté les trois grandes divisions en question. Le premier chapitre narre la tentative réussie, à l'image d'un combat victorieux, d'ouvrir la musique à l'inouï au sens littéral du terme. Le second chapitre en montre le renouvellement perpétuel dans les années 1960-70, sur fond de l'inquiétude fondamentale dont il était question, qui, précisément, empêche de déboucher sur l'affirmation d'un « système ». Le troisième chapitre enfin, tente d'appréhender un mouvement avec lequel se conclut cette trajectoire.
Parce que l'objet étudié dans ce livre est la musique de Xenakis, les éléments biographiques, sur lesquels il s'ouvre, diminuent en proportion inverse de la prolifération de l'œuvre. Par ailleurs, étant donné l'extraordinaire ampleur de cette prolifération, il aurait été tentant de se focaliser sur certaines pièces, mais j'ai préféré les évoquer toutes, quitte à employer un ton plus que laconique ; on s'arrêtera parfois sur certaines, mais il va de soi que, dans un ouvrage aux dimensions aussi modestes, on ne trouvera pas d'analyses approfondies. Parmi les lacunes évidentes : le contexte musical, culturel, socio-politique, est réduit à la portion congrue.
Estimer que les écrits (articles et livres) d'un compositeur font partie de son œuvre et n'en constituent donc pas une explication, ne revient pas à minimiser leur importance. La lecture distancée des écrits de Xenakis, mise en relation avec l'impression sensible de sa musique, m'a conduit à la première des trois études avec laquelle débute la seconde partie de ce livre : la recherche de la vision du monde déployée par le compositeur (quatrième chapitre), vision qui affirme clairement l'unité et l'unicité de son œuvre. On ne trouvera cependant pas d'exposé de cette vision : j'ai privilégié ses incitations, les moyens avec lesquels elle s'accomplit ainsi que ses références majeures.
Les deux derniers chapitres suggèrent que l'univers xenakien est fondé sur une tension permanente. Pour nommer ses termes, je me suis servi de deux mots auxquels est prêtée une définition à la fois plus large et plus restreinte que celle de leur usage courant : sonorité et geste. Leur polysémie autorise à situer implicitement l'univers de Xenakis par rapport au monde — à l'histoire musicale au sens le plus large de cette expression, à la pensée, à la vie.
La notion de sonorité qui se construit progressivement dans le cinquième chapitre, doit beaucoup à une phénoménologie « sauvage », tempérée par le souci des médiations. Pensée comme le plus petit commun dénominateur de toutes les œuvres de Xenakis, elle se situe dans le prolongement des pensées (celle d'Adorno notamment) qui ne réduisent pas le XXème siècle musical à une succession de maniérismes. Xenakis est beaucoup plus que l'inventeur de la « musique stochastique ». Prenant acte du dépérissement de la notion de langage musical, il a ouvert un monde plus général, celui de la sonorité. En même temps, ses œuvres présentent un autre trait commun, bien qu'il soit, de par sa nature propre, non fondateur : le geste. Le sixième chapitre propose une analyse sommaire de ses modalités, de ses concrétions musicales, de ses raisons d'être.
Les livres et articles sur Xenakis prolifèrent depuis déjà quarante ans. Certains m'ont largement stimulé : ils seront toujours cités. D'innombrables articles enquêtent sur des domaines qui ne pourront être abordés ici : sans en démultiplier les références, je renverrai aux plus importants. Enfin, pour ne pas alourdir le texte, les sources des quelques éléments biographiques donnés seront rarement mentionnées : je les ai puisés dans l'excellent ouvrage de Nouritza Matossian (1981) [1] , les très riches entretiens de Xenakis avec Bálint Varga (1996), ses non moins riches entretiens avec Enzo Restagno (1988), les informations fournies dans Regards sur Iannis Xenakis : 365-385, chez Maurice Fleuret (1981) et Iannis Papaïoannou (1994) ainsi que dans les très denses entretiens du compositeur avec François Delalande (1997). En septembre 1996, peu avant l’édition du livre, Iannis Xenakis avait bien voulu relire les éléments biographiques tels qu'ils sont rédigés ici, afin d'en vérifier l'exactitude. Pour les quelques données fournies concernant la fin de sa vie, je me suis basé sur les témoignages de sa femme et de sa fille.
[1] Les écrits de/sur Xenakis sont cités en abrégé (date et page s’il y a lieu) dans le texte même (le lecteur est renvoyé aux références). Les autres références le sont en note.