Première publication in L’espace : Musique-Philosophie, sous la direction de Jean-Marc Chouvel et Makis Solomos, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 211-224.
Le XXème siècle a accordé une place particulière à la question des relations entre la musique et l'espace, à la question de la "spatialisation de la musique". Alors que, par le passé, rares furent les tentatives de penser le son en fonction de sa trajectoire spatiale [1] , les compositeurs de ce siècle ont manifesté un intérêt croissant pour la localisation du son. De cette plongée progressive dans les profondeurs de l'espace physique, il est possible d'extraire deux paradigmes déjà parachevés. Du premier, citons seulement Debussy qui, dès le début du siècle, rêve d'une musique littéralement planante, construite pour le "plein air" [2] . Ici —de même que dans le projet de Ives pour une Universe Symphony—, l'espace constitue le symbole d'une ouverture vers l'infini, d'une volonté d'anti-subjectivisme. Il vaut essentiellement comme métaphore. Dans le second paradigme, par contre, la problématisation se concrètise: nous pensons bien entendu aux oeuvres d'une grande partie des compositeurs de l'après-guerre (Varèse, Stockhausen, Xenakis ou Nono, pour ne citer que les tentatives les plus connues), qui culminent dans les années 60. Chez ces compositeurs, l'espace est posé comme dimension à part entière du son, sa "cinquième dimension" [3] . Il est alors appelé à agir sur lui et on parle de sa spatialisation.
Ce second paradigme vaut encore aujourd'hui (notamment chez un compositeur comme Nunes). Néanmoins, il est possible de parler d'ores et déjà d'un nouveau paradigme introduisant d'une manière très subtile une rupture et qui émergerait dans les oeuvres les plus récentes. En apparence, il ne ferait que prolonger le paradigme précédent, puisqu'il est toujours question de mettre en mouvement spatial le son. Cependant, on voit se profiler sous le discours actuel sur le "virtuel" (création d'espaces artificiels au moyen de la spatialisation du son), un dépassement de la perception de l'espace comme dimension. L'idée d'une spatialisation du son s'estompe au profit de l'exploration des liens plus directs entre l'espace et le son —liens qui semblent de plus en plus fondamentaux car, beaucoup plus qu'une simple "dimension", l'espace est peut-être indissociable du son. Laissant pour plus tard l'analyse d'oeuvres se basant sur ce nouveau paradigme, cet article a pour but d'en suggérer l'origine.
Avant d'atteindre ce but, on devra accepter de se pencher sur une question plus immédiate, celle des causes de la focalisation de plus en plus prononcée de la musique sur l'espace physique, où l'on voit paradoxalement le rêve debussyste d'une musique cosmique aboutir au sondage sans failles des parois de la salle de concert. S'agit-il d'une "idée nouvelle", ou même d'une mode qui, une fois exploitée, sera abandonnée? Sa persistance tout le long du XXème siècle et son évolution très conséquente, semblent au contraire indiquer qu'elle constitue un phénomène essentiel, sinon une mutation profonde de la musique. Pour tenter de fournir une explication à ce phénomène, il est nécessaire d'envisager la notion d'espace sous une acception plus générale —une acception dont l'espace physique, acoustique, ne constituerait qu'un des aspects— et d'appréhender l'expression "spatialisation de la musique" dans sa littéralité.
Deux ans avant les premiers pas d'un homme sur la lune, G. Brelet [4] notait que, "de même que l'homme moderne, la musique contemporaine, à sa manière, a conquis l'espace", se référant à ce qui vient d'être défini comme le second paradigme de l'intérêt des compositeurs pour l'espace, paradigme dans lequel l'idée de progrès, de conquête, est poussée à son point extrême. Notre époque plus sereine nous suggère de renverser l'affirmation de G. Brelet: partant de celle-ci, on pourrait se demander si, en retour, l'espace n'aurait pas conquis la musique. Dans ce sens, la problématique compositionnelle sur l'espace physique (sur la spatialisation du son) n'est en réalité que le symptôme d'un phénomène beaucoup plus général: la spatialisation de la musique même. Il est significatif de constater que, dans sa Philosophie de la nouvelle musique, où il oppose Schönberg à Stravinsky, Th. Adorno [5] les rapproche sur ce point: "Chez tous les deux, la musique menace de se figer dans l'espace". En généralisant le propos de H. Dufourt [6] , on pourrait affirmer que "la musique de notre temps est une musique de l'espace". La prise de conscience de l'existence d'une dimension spatiale du son, l'intérêt en apparence disproportionné des compositeurs actuels pour l'espace physique où peut être localisé -sinon emprisonné- le son, découlent de la spatialisation de la musique même. L'art des sons fait l'expérience de sa consistance, il prend chair. L'oeuvre musicale actuelle n'est plus le produit de mouvements fugitifs qui n'existent que dans la mémoire de l'auditeur: elle est là. De simple mode de représentation, l'espace a fini par absorber la musique, à tel point qu'on peut se demander si, contrairement à sa définition traditionnelle, la musique ne serait pas, de nos jours, plutôt que l'art du temps, un nouvel art de l'espace.
La musique, nouvel art de l'espace: les symptômes d'un tel état sont innombrables. On pourrait se référer à nouveau à ce grand initiateur de la modernité musicale, Debussy, qui, défonctionnalisant l'harmonie, suspendit le temps musical; tout aussi exemplaires seraient les collages d'un Stravinsky, le cubisme d'un Varèse, ou encore, l'extrême staticité de la musique sérielle; enfin, on devrait se pencher sur la musique la plus récente —la liste étant loin d'être close. Pour attester cette nouvelle réalité, ont été choisis ici deux symptômes plus marginaux, mais tout aussi significatifs: la convergence qu'on observe entre la musique et les beaux-arts d'une part, l'apparition d'une nouvelle terminologie musicale, d'autre part.
Les dimensions qui, auparavant, étaient spécifiques à la musique et aux beaux-arts, le temps et l'espace, ont tendance à ne plus l'être. Dans un article très dense sur les relations entre l'espace et la musique, H. Parret [7] conteste la dichotomie traditionnelle entre la musique et la peinture sur la base des deux dimensions en question. Or, s'il est possible aujourd'hui de développer une telle pensée, c'est peut-être parce que l'art moderne va dans ce sens: à la spatialisation de la musique correspond une temporalisation de la peinture. Pour en rester à la musique, si, en classant les arts, on prenait le même critère que les philosophes romantiques (leur degré d'immatérialité), il serait difficile de continuer à la placer au sommet de la hiérarchie: les oeuvres musicales du XXème siècle prennent un aspect "solide", du moins, à défaut d'être palpables, sont-elles de plus en plus localisables. Un tel état, déjà latent chez Stravinsky et Varèse, conduit la musique à opérer une "pseudo-morphose sur la peinture" [8] . Dans les termes de la critique adornienne de Stravinsky:
"Toute peinture, aussi la peinture non figurative, a son pathos en ce qui est; toute musique par contre vise un devenir; à cela la musique stravinskienne aimerait se soustraire par la fiction de son simple être-là. […] Les sons qui autrefois coulaient les uns dans les autres sont maintenant devenus autonomes dans un accord en quelque sorte anorganique. La spatialisation devient absolue: est écartée l'atmosphère brumeuse dans laquelle toute musique impressionniste retient quelque chose du temps de l'expérience vécue" [9] .
Avec le cubisme musical de Varèse, la superposition statique de plans se substitue à la linéarité dynamique de la tonalité. Il est donc possible de faire le rapprochement avec ce "nouveau concept du temps, dont l'élément de base est la simultanéité, et dont la nature est constituée par la spatialisation du facteur temporel", concept que décrit A. Hauser [10] et qui, basé sur "la simultanéité des états d'âme, constitue essentiellement l'expérience de base reliant les diverses tendances de la peinture" du début du siècle [11] . Depuis Varèse, on ne voit pas des "volumes" qu'ensuite on cherche à percevoir auditivement: on les entend directement. Les graphiques avec lesquels, de nos jours, de plus en plus de compositeurs travaillent (surtout lorsqu'il s'agit de synthèse du son) vont dans le même sens; ces graphiques ne sont pas un artifice, un moyen comme un autre de composer en l'absence de règles universelles: ils font partie intégrante de leur musique. La preuve en est que, de plus en plus, on compare le compositeur à un sculpteur [12] : désormais, on ne ne développe pas (dans le temps), on sculpte de l'intérieur le son.
Quant à la terminologie musicale, le recours à des métaphores spatiales est de plus en plus fréquent. Certes -bien que la musique soit l'art qui a porté au plus haut niveau son autonomie-, les musiciens ont toujours eu recours à des mots tels que "ligne", "figure" ou "courbe" (mélodique); par ailleurs, ce qui se réfère au temps est souvent désigné par un mot d'origine spatiale (pensons au mot "évolution"). Cependant, de nouvelles métaphores de ce type se sont glissées dans le vocabulaire musical, métaphores qui induisent une nouvelle pensée. Citons seulement la banalisation de l'expression "espace" pour se référer à la hauteur, les "espaces de timbres" de D. Wessel [13] qui, représentant "de façon adéquate les différences perceptives, pourraient servir comme une sorte de carte susceptible de guider dans sa navigation le compositeur qui s'intéresse à structurer des aspects du timbre" et ce texte éloquent de Tr. Murail [14] : "L'exploration des hiérarchies fait apparaître ce que je nommerai la “vectorisation” du discours musical, ce qui signifie que tout processus est orienté et possède un sens, sinon une signification, que l'auditeur sent bien qu'on l'emmène quelque part, et qu'il y a un pilote dans l'avion" -de tels exemples pourraient être facilement démultipliés.
La définition de la musique comme art de l'espace tient surtout de la provocation qui oblige à penser la spatialisation de la musique, dont il faudrait à présent tenter de cerner certaines des causes. Dans La Musique et l'Ineffable, Vl. Jankélévitch [15] dénonce le "mirage spatial" et ses métaphores douteuses; il ajoute:
"les caractères [spatiaux] généralement attribués à la musique n'existent bien souvent que pour l'oeil et par le tour de passe-passe des analogies graphiques: de simples particularités d'écriture, qui résultent de la projection symbolique du fait musical sur deux dimensions, servent à caractériser la “courbe” mélodique elle-même; la mélodie qui est, hors de l'espace, succession de sons et durée pure, subit la contagion des signes inscrits horizontalement sur la portée; […] les parties, dans la musique polyphonique, semblent “se superposer”. Les artifices du papier réglé finissent par déloger les réalités acoustiques" [16] .
L'immixtion de la terminologie spatiale dans la musique serait imputable à l'hégémonie de la vue sur l'ouïe, de certaines "particularités" de l'écriture (les "analogies graphiques") sur le sonore et, en fin de compte, n'aurait aucun effet véritable sur ce dernier. Les remarques qui précèdent ont tenté de montrer que le sonore s'est plié aujourd'hui, en partie, à la spatialisation. Par contre, on peut être d'accord avec Jankélévitch sur le fait qu'une des premières causes de cette spatialisation serait le primat de la vue. Or, si ce primat a fini par influer sur la musique en tant que musique (le sonore), c'est parce qu'il n'a pas été imposé de l'extérieur. Dans la musique actuelle, où il culmine, il n'est pas le fait du choix arbitraire de certains compositeurs qui auraient décidé délibérément de procéder à des transferts de la sphère du visuel sur celle du sonore. L'hégémonie de la vue, décisive aujourd'hui, découle de l'évolution même de la musique récente, du moins est-elle légitimée par deux faits imbriqués.
D'une part, il serait difficile de continuer à parler des spéculations visuelles de l'écriture comme de "particularités" ou d'"artifices". Dans la musique contemporaine, elles en constituent souvent l'essentiel. En effet, par le passé, l'écriture permettait de pré-entendre la musique: pour employer le vocabulaire des musiciens, tout signe écrit était immédiatement entendu "intérieurement"; l'équivalence écrit-sonore était directe. Aussi n'avait-on pas besoin de recourir aux éléments purement visuels de la partition. De nos jours, par contre, rares sont les compositeurs qui pourraient affirmer qu'ils ne sont pas surpris lors de la première répétition de leur oeuvre par rapport à son aspect strictement sonore, sauf lorsqu'ils travaillent dans le "connu". L'essentiel des partitions actuelles vise l'inouï au sens littéral et, par conséquent, il serait difficile de les entendre intérieurement. Cet aspect est encore plus évident lorsqu'il s'agit pour le compositeur de travailler avec la synthèse sonore. Comment contrôler, comment prévoir le traitement numérique d'un son nouveau? L'informatique, en apportant une précision extraordinaire, a en même temps plongé le musicien dans un monde qui lui est inhabituel. C'est pourquoi a-t-il appris à travailler comme le fait le scientifique: à l'aide de courbes, de graphiques. Parce que l'oeil analyse mieux que l'oreille, on voit avant d'entendre. De la même façon, les signes traditionnels sont devenus muets, sauf, précisément, lorsqu'ils contiennent des éléments de l'ordre de la métaphore visuelle (intervalles "ascendants" ou "descendants", entrées successives d'instruments offrant un dessin net, par exemple). A défaut d'une pré-audition, on s'attache à la pré-vision. La question mise en avant par des recherches récentes est de fabriquer des logiciels qui permettent de contrôler graphiquement la synthèse du son [17] . La Musik zum lesen, qu'on avait prise pour un canular, trouve son prolongement dans ces futures oeuvres audibles en quelques milliers de graphiques.
D'autre part, l'écriture traditionnelle était un moyen de penser la musique. Elle ne constituait pas seulement la transcription d'une oeuvre déjà conçue. C'est par son biais que le musicien composait, développait sa pensée (rappelons que l'expression "écriture musicale" est aussi synonyme de composition). Or, depuis au moins l'après-guerre, la pensée musicale a pris un aspect "conceptuel" (au sens de l'art dit conceptuel). Pour simplifier à l'extrême, l'idée musicale n'est plus de l'ordre du thème, de l'enchaînement d'accords, que l'écrit permet non seulement de transcrire mais, surtout, de développer. Le plus souvent, elle se présente en quelque sorte d'un bloc. Le travail musical consiste non pas à la développer, mais à la concrétiser en l'affinant et en lui donnant substance. De ce fait, elle revêt l'allure d'une vision. Elle peut être comparée à une "image", même lorsque, à la façon du rêve de Varèse [18] à propos d'Arcana, elle possède des éléments sonores précis. Le travail compositionnel passe alors par des "vues d'ensemble" de plus en plus précises, qui, ici aussi, consistent souvent en des graphiques, schémas, tableaux ou autres méthodes visuelles. Dans ce sens, il serait difficile d'affirmer que de telles méthodes constituent des artifices ou des particularités: la pensée musicale elle-même, dans cette comparaison avec l'image, prend une tournure spatiale. Quant à l'écriture, elle devient simple outil. C'est sans doute la raison pour laquelle la première musique-électroacoustique (et, dans une moindre mesure, les musiques improvisées), pouvait revendiquer avec fierté le fait d'avoir supprimé la partition. Aujourd'hui où la musique a besoin de l'écriture plus que jamais -le retour au "temps réel", c'est-à-dire au concert où les sons sont produits sur scène (par des instruments, synthétiquement ou par une transformation électronique des premiers), ainsi qu'à la fidélité de l'exécution, nécessitent une précision extrême des indications des actions à effectuer-, la partition ne sert ni de pré-audition, ni de moyen pour penser la musique: elle n'est plus qu'un ensemble d'indications, un outil strictement opératoire. Aussi, puisque l'écriture ne tient plus de l'idéel, de la pensée, elle annule la distance avec le sonore: l'interprétation devient exécution. Plus exactement, la distance tend aujourd'hui à se limiter aux stricts aléas de la salle de concert -d'où l'intérêt pour l'espace physique: le détail d'hier devient élément significatif. Si la partition est devenue simple outil, le sonore, de son côté, peut être pris pour une pure illustration: l'"image" compositionnelle, qu'elle soit extrêmement abstraite ou infiniment sensible, vaut pour elle-même, elle n'est pas une idée à développer, mais seulement à concrétiser, ce qui revient à dire qu'elle entretient avec sa réalisation le rapport du texte à son illustration.
Le primat de la chose vue sur la chose entendue découle, dans les évolutions récentes, d'une nécessité interne à la musique, sans doute parce qu'il se trouve à la base de toute la musique occidentale et, plus généralement, de tout l'Occident [19] . En tout cas, plutôt que de chercher à y lire le combat entre deux sens, l'oeil et l'oreille, il conviendrait mieux de le rapporter à une cause plus abstraite, cause qui constituerait alors une raison plus profonde de la spatialisation de la musique: nous voulons parler de la géométrisation progressive de cette dernière. Il n'est guère utile, dans le cadre du présent article, de retracer l'historique de la géométrisation de la musique, qui remonte à Aristoxène et qui passe par l'invention de la notation comme moyen de penser la musique, par l'application de techniques compositionnelles que la notation permet de généraliser, ou encore, par la naissance de l'espace polyphonique. En ce qui concerne le XXème siècle, le chercheur qui s'intéresserait à cette question aurait de quoi faire, sans même qu'il lui soit nécessaire de se référer aux procédés directement empruntés à une géométrie intuitive (techniques sérielles) ou à la géométrie scientifique (pensons à Xenakis), procédés qui n'ont pas nécessairement une incidence sur le sonore en tant que tels (la musique se spatialise mais n'en devient pas "géométrique" pour autant). Quant à nous, contentons-nous de mentionner deux phénomènes caractéristiques.
En premier, il sera question de la substitution de la hauteur au ton. Un grand nombre de malentendus sur la musique de notre siècle provient du fait que, bien que le terme hauteur ait été généralisé, on l'emploie souvent avec toutes les connotations qu'avait la notion de ton (tension, rapports qualitatifs). Ainsi, même dans la distinction de plus en plus admise entre hauteur tonale (la note perçue pour elle-même) et hauteur spectrale (les notes qui fusionnent pour produire une sonorité globale), la première désigne aussi bien les notes d'une mélodie traditionnelle que celles d'un accord dodécaphonique. Ou encore, on continue parfois à attribuer la difficulté de la musique contemporaine au fossé qui s'est creusé entre le compositeur et l'auditeur, et il fut une époque où les plus optimistes espéraient qu'un jour viendrait où une série pourrait être fredonnée comme un thème de Haydn! Or, dans ce dernier, les relations tonales échappent encore à l'analyse géométrique et s'adressent directement aux sens de l'auditeur. Par contre, des mouvements purement spatiaux et quantitatifs caractérisent une série; comme dans un glissando, seuls les contours globaux -déplacements vers l'aigu ou vers le grave- sont tonalement pertinents: le compositeur lui-même est noyé dans les amas de notes dénuées de tout sens tonal. Schönberg, qui refusait d'employer l'adjectif atonal, est l'un des premiers artisans de ce malentendu. Mais, depuis, il est devenu clair que l'amateur avait raison: la musique du XXème siècle est littéralement a-tonale (sans tons); tout ordre de notes qui ne repose pas sur la notion de tension, aussi clairement structuré qu'il soit, transforme le ton en hauteur, en un point sur un graphique, dont le comportement, dans le pire des cas, nous est étranger et, dans le meilleur, est mis au service d'autres pôles d'intérêt.
Le second phénomène, qui date des années 50 et qui est devenu encore plus évident avec la synthèse du son, concerne l'éclatement de l'unité traditionnelle de la note en une myriade de "paramètres". S'il est clair que le terme de paramètre est fort contestable dans le cadre de la musique instrumentale et que les compositeurs de l'après-guerre se sont livrés à certains excès théoriques, en tout cas, la pensée paramétrique est directement à l'origine du traitement informatique d'un son de synthèse. Ici, la géométrisation devient sérieuse: au lieu de partir d'unités musicales élémentaires (la note) auxquelles sont ultérieurement attribuées certaines caractéristiques, on travaille sur des fonctions (au sens mathématique du terme).
La prédominance de la vue sur l'ouïe, cause la plus évidente de la spatialisation de la musique, renvoie à sa géométrisation. De la même façon, cette dernière peut être rapportée à une troisième et dernière cause. La géométrisation s'insère dans un contexte plus général: la spatialisation de la musique est, en fin de compte, une des conséquences majeures du processus de rationalisation auquel l'art des sons n'a pu échapper. Afin d'éviter les ambiguïtés, il convient d'indiquer d'emblée le sens précis dans lequel sera employé ce terme. Par rationalisation, il faut entendre ici non pas le déploiement de moyens de plus en plus efficaces qu'analyse la célèbre théorie weberienne et encore moins un simple processus de quantification et de standardisation, mais l'évolution de la musique vers l'artefact total, vers l'oeuvre intégralement construite. Prise dans ce sens très adornien, la rationalisation entraîne la spatialisation car elle affecte le temps: ce dernier cessera d'être une donnée a priori et finira par être structuré de bout en bout.
Dans la musique antérieure au classicisme, le temps est imposé de l'extérieur; plus exactement, il ne constitue que la condition objective de sa concrétisation. En inventant la (grande) forme, le classicisme se l'approprie et le traite comme un moyen. Aussi, dans la grande forme,
"les relations syntaxiques des moments musicaux particuliers sont transposées […] par notre imagination dans un espace virtuel, où les moments particuliers -éléments, figures, chaînons, parties, etc…- agissent comme des lieux ou des objets et où le devenir musical apparaît dans son écoulement total comme l'architecture dans l'espace",
écrit G. Ligeti [20] . Pensée comme une totalité qui se déploie quasi organiquement grâce au déploiement de la raison compositionnelle, la musique tend à se solidifier. Perçue comme "architecture", elle acquiert une existence autonome, ob-jective, celle de l'oeuvre d'art, concept qui, précisément, ne s'impose en musique que tardivement; elle n'est plus créée, mais produite. Le dynamisme de la grande forme est contredit par le fait qu'un début et une fin lui sont nécessaires. Clairement circonscrite, l'oeuvre s'inscrit dans l'expérience d'un moment et d'un lieu. En somme, l'historicisation de la musique ouvre la voie à sa spatialisation.
Cependant, dans le classicisme et dans le romantisme, il y a travail dans, mais pas sur le temps. Dans la musique du XXème siècle, par contre, le temps lui-même est investi. Ainsi, un compositeur comme Xenakis [21] l'appréhende comme un "un tableau noir (vide) sur lequel on inscrit des symboles et des relations, des architectures, des organismes abstraits". Ou encore, dans la célèbre coupure boulezienne entre un temps "amorphe" et un temps "pulsé", le premier, pour lequel la musique de l'après-guerre a montré une grande prédilection, est l'équivalent du "tableau noir", d'une surface lisse que le compositeur construit. L'exigence de la construction intégrale qui motive la musique contemporaine est synonyme d'extrême spatialisation, non pas parce que le temps serait évacué, mais parce que, entièrement dominé par la subjectivité compositionnelle, il est fabriqué de toute pièce. Un des symptômes les plus éloquent de la rationalisation du temps est le devenir du rythme: au même titre que la hauteur se substitue au ton, on pourrait montrer que la durée remplace le rythme —le temps planifié à la façon d'une surface géométrique évince le temps comme condition a priori, la qualité devient quantité. Plus grave encore: la forme se mue en structure. L'oeuvre intégralement construite, plongée dans son immanence, se déploie dans un temps qui n'a rien de commun avec celui de l'auditeur: totalement objectivée, elle se présente comme une entité compacte dans laquelle nul ne peut pénétrer. Avec la forme (classico-romantique), l'oeuvre musicale prétendait construire son propre temps, mais elle ne rompait pas les liens avec le temps vécu; par contre, toute musique qui s'entend comme structure est vouée à la spatialisation: impénétrable à la raison d'autrui, elle prend l'apparence d'une présence autosuffisante et constitue l'ultime aboutissement du nominalisme musical.
"On pourrait se demander si la rationalité intégrale à laquelle tend la musique est simplement compatible avec la dimension du temps; si ce pouvoir de l'équivalent et du quantitatif que représente la rationalité ne nie pas au fond le non-équivalent et le qualitatif dont la dimension du temps est inséparable. Ce n'est pas un hasard si toutes les tendances à la rationalisation -dans la réalité bien plus encore qu'en art- vont dans le sens d'une abolition […] de l'histoire. Il se peut que l'intégration du temps, sa déconstruction, soit fatale au temps lui-même, comme il sied, du point de vue anthropologique, à une époque dont les sujets, de plus en plus, se dépouillent de tout souvenir",
écrivait Adorno [22] en 1960. Et, en effet, ce qui vient d'être dit converge vers ce constat: la rationalisation de la musique conduirait au paradis post-historique ou anhistorique d'une société qui, "ne voyant plus rien devant elle, nie le processus lui-même et se satisfait de l'utopie d'un repliement du temps dans l'espace" [23] . La devise de ce paradis pourrait être la phrase de J. Barraqué [24] qui conclut son analyse de La Mer de Debussy: "Tout a donc pris fin par la paralysie générale de la musique, privée ainsi de toute possibilité d'expression".
On pourrait donc en conclure que la belle époque de l'art des sons (le XIXème siècle), où son extrême temporalisation coïncida avec l'avènement et l'épanouissement de la pensée historique, est définitivement close; ou encore, qu'avec ce que certains s'empressent de nommer "fin de l'histoire", meurt, non pas l'art en général, mais l'art romantique par excellence, la musique, celle-ci devant désormais figurer dans les beaux-arts (arts de l'espace). Mais il n'en est rien. Certes, au XXème siècle, l'art des sons a traversé une crise, mais tout autant que les autres arts. Et, surtout, cette crise est résolue depuis longtemps: la musique a déjà inventé la manière d'être qui lui permet de s'adapter à son nouveau statut d'art "spatial". Est-ce un paradoxe? Non, dans la mesure où cette manière ne renie en rien le musical et, même, le renforce. Pour tenter d'étayer une telle affirmation, il nous faut d'abord plonger dans l'instant.
La spatialisation de la musique a pour conséquence, lors de l'audition, l'impossibilité de suivre le déroulement temporel comme déroulement significatif. En d'autres termes, l'auditeur est invité à se débarrasser des habitudes acquises lors de l'écoute de la musique tonale (suivi des processus de tensions et des évolutions dynamiques, rôle important de la mémoire) et à se livrer à la contemplation, à s'immerger dans ce que J. Patocka [25] nomme le "règne du présent", "où le temps apparaît comme une série de “maintenant”". Cependant, il n'y a pas lieu de parler simplement d'une attitude a contrario de l'auditeur: les compositeurs du XXème siècle ont aussi porté toute leur attention sur l'instant —de Debussy aux oeuvres récentes, en passant par le concept capital de Momentform introduit par Stockhausen dès le début des années 60.
Dans les meilleures compositions de notre siècle, la rigidité de l'oeuvre en tant que tout (de l'oeuvre en tant que structure) est contrebalancée par l'extraordinaire dynamisme de la microforme. P. Francastel [26] écrit que l'art moderne est caractérisé par "l'agrandissement presque hallucinatoire des détails". En musique, c'est la recherche d'une vie intérieure à l'infiniment petit: "J'essayais de me rapprocher le plus possible d'une sorte de vie intérieure, microscopique, comme celle que l'on trouve dans certaines solutions chimiques, ou à travers une lumière filtrée", disait déjà Varèse [27] , et il est certain que de très nombreux compositeurs actuels auraient pu reprendre ce texte à leur compte.
L'instant (la section particulière d'une pièce musicale) constitue donc l'ultime résidu sensible de l'oeuvre spatialisée. Mais en quoi l'oeuvre musicale qui se replie sur l'instant, sur l'espace et sur l'intériorité, en quoi l'oeuvre qui renonce au temps et à l'extériorisation, ne renie-t-elle pas, comme il a été dit, le musical; en quoi, au contraire, le renforce-t-elle? En ce qu'elle continue à sonner ou, plus simplement, parce qu'elle sonne: la succession d'instants qui la caractérise peut aussi être nommée succession de sons. En effet, l'instant comme ultime résidu sensible, a toutes les apparences du son. Cependant, il est impératif de préciser que le son auquel est fait référence ici n'est pas le "timbre". Ce dernier est généralement conçu comme une "qualité" précise du son; en tant que tel, il se présente comme objet non travaillé, donné d'emblée et qui, en conséquence, peut donner lieu à des combinatoires. Par contre, le son comme équivalent de l'instant désigne une entité intégralement construite, qui ne se combine qu'avec elle-même.
Il serait difficile, dans le cadre du présent article, d'analyser les raisons qui conduisent à assimiler le son à l'instant; le lecteur devra se contenter de quatre indices. En premier, l'instant sans fin qui découle de la dissolution des formes, l'instant qui, s'éternisant, force la musique à se situer et à s'ancrer dans un lieu -en définitive, à prendre chair-, n'en est pas moins animé d'une intense vie intérieure; il est tout le contraire d'un objet. Or, n'est-ce pas précisément le propre du son tel qu'il a été défini, que d'être construit de bout en bout et donc d'inviter l'auditeur à s'y immerger, à le sonder dans son intériorité plutôt qu'à chercher à le manipuler de l'extérieur? Pour le son comme pour l'instant compte la profondeur de l'écoute et non pas l'attachement à la dialectique temporelle et à la froide combinatoire. Ensuite, un son se reconnaît instantanément. De la même façon, l'instant d'une oeuvre du XXème siècle (c'est à dire une section particulière) se livre d'emblée. En somme, dans les deux cas, on a affaire à un déploiement au lieu d'un développement. Troisième indice: dans l'instant se réalise la fusion de la forme et du matériau, un des phénomènes les plus marquants de l'après-guerre. L'instant est à la fois matériau et forme: s'il est impossible de distinguer en son sein une idée concrète -thème, motif, cellule, série ou, plus généralement, un élément premier clairement délimité- d'un développement, c'est qu'il est saisissable globalement comme seul l'est le matériau; d'un autre côté, il est fabriqué de toute pièce à la manière d'une forme. Or, cette fusion peut aussi être nommée son, le son étant à la fois forme et matière: de toute évidence, le son est marqué par sa matérialité; mais, simultanément, si on l'isole pour lui-même, il n'est guère possible de le résumer à autre chose qu'à lui même, ni d'en extraire un quelconque élément, sauf à le mutiler -il n'est pas une matière mise en forme. Enfin, son et instant parachèvent l'immanence qui évacue le temps: ils sont autosuffisants et ne nécessitent, pour se réaliser, aucune mémoire de ce qui précède ou aucune anticipation de ce qui suit; ils constituent un monde clos, un univers replié sur lui-même et, par conséquent, ne renvoient à rien d'autre qu'à eux-mêmes.
Une oeuvre qui ne développe plus mais qui étire à l'infini des moments particuliers, une oeuvre qui n'envisage plus la pluralité comme linéarité dynamique mais comme superposition statique et qui substitue le mouvement spatial au déroulement temporel, une oeuvre où le ton, le rythme et la forme se sont respectivement mués en hauteur, durée et structure, en somme, une oeuvre qui s'est spatialisée, est d'autant plus musicale. La spatialisation de la musique va de pair ou entraîne la mutation majeure de ce siècle où la musique cesse d'être l'art des sons (sous-entendu: de la combinatoire des sons) pour devenir l'art de la synthèse du son: le repli dans l'instant qui découle de la spatialisation est synonyme de construction intérieure du son.
A ce titre, nous pourrions proposer d'employer l'expression espace-son comme un cadre utile à l'analyse d'une partie de la musique d'un passé récent ou de la musique actuelle. Ce cadre offrirait un double avantage. D'une part, il autoriserait de penser que le son, devenu très important pour la musique d'aujourd'hui, n'est pas une métaphore, un modèle comme un autre, utile simplement en temps de crise: il constitue une issue à ce nouvel "art de l'espace". D'autre part, il permettrait d'envisager l'hypothèse que l'espace n'est plus simplement une "dimension" du son, que la spatialisation du son n'est, finalement, qu'un des aspects du continuum espace-son: serait ainsi expliquée l'origine du paradigme actuel dont il était question au début de cet article.
[1] Par le passé, l'espace a été "réduit à des proportions tout à fait anecdotiques ou décoratives. (Ce n'est pas pour rien que l'on cite toujours comme ancêtres Berlioz et les Vénitiens, le plus extérieur et les plus décoratifs des compositeurs)", écrit Pierre Boulez (Penser la musique aujourd'hui, Paris, Gallimard, 1963, p.73).
[2] "On peut entrevoir un orchestre nombreux s'augmentant encore du concours de la voix humaine […]. Par cela même, la possibilité d'une musique construite spécialement pour le “plein air”, toute en grandes lignes, en hardiesses vocales et instrumentales qui joueraient et planeraient sur la cime des arbres dans la lumière de l'air libre" (Claude Debussy, Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard, 1987, p.76).
[3] Expression de Pierre Boulez, op. cit., p.72.
[4] "Musicalisation de l'espace dans la musique contemporaine", dans Festschrift Walter Wiora, Kassel, Bärenreiter, 1967, pp.495-500.
[5] Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962, p.80.
[6] "Timbre et espace", dans Jean-Baptiste Barrière (éd.), Le timbre. Métaphore pour la composition, Paris, Christian Bourgois, 1991, p.273; H. Dufourt se réfère à une époque récente (à partir des années 70).
[7] "A propos d'une inversion: l'espace musical et le temps pictural", Analyse musicale n°4, 1986, pp.25-27.
[8] Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p.196.
[9] Ibid, pp.196-197.
[10] Histoire sociale de l'art et de la peinture, tome 4, Paris, Le Sycomore, 1984, p.215.
[11] Ibid, p.221.
[12] Stockhausen emploie, à propos de Carré, l'expression "sculpture sonore" (cité par Helga de la Motte-Haber, "Raum-Zeit als ästhetische Idee der Musik der achtziger Jahre", dans Die Musik der Achzigter Jahre, Mainz, Schott, 1990, p.82); Ulrich Dibelius (Moderne Musik II.1965-1985, München, R. Piper Gmbh und Co. KG, 1988, p.52) compare Xenakis à un sculpteur; "un musicien comme Ligeti sait sculpter la matière sonore", écrit Jean-Claude Risset ("Timbre et synthèse des sons", dans Jean-Baptiste Barrière (éd.), Le timbre.…, op. cit., p.260). Je cite aussi Helmut Lachenman ("De la composition", dans Christine Buci-Glucksmann, Michaël Levinas (éd.), L'Idée musicale, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, p.233), qui parle de "“tâter” un son".
[13] Cité par Jean-Claude Risset, op. cit., p.254; c'est moi qui souligne.
[14] "Questions de cible", Entretemps n°8, 1989, p.157; c'est moi qui souligne.
[15] La Musique et l'Ineffable, Paris, Seuil, 1983, pp.114-118.
[16] Ibid, pp.115-116; c'est moi qui souligne.
[17] Cf. notamment Daniel Arfib, Richard Kronland-Martinet, "Transformer le son: modeler, modéliser", Les cahiers de l'IRCAM n°2, 1993, pp.67-74: D. Arfib cherche à concevoir un logiciel qui puisse totalement contrôler la synthèse sonore par des "images", car "la modification de sons naturels par le biais de la déformation d'images répond à l'appel de ceux qui voudraient modeler le son de l'intérieur" (ibid, p.74). Bien entendu, il y a aussi le célèbre précédent de l'UPIC de Xenakis.
[18] Cf. Ecrits, Paris, Christian Bourgois, 1983, pp.44-46.
[19] Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler que La Métaphysique d'Aristote (trad. de Jules Barthélemy-Saint-Hilare, Paris, Agora, 1991, p.39, 980a) s'ouvre sur l'énonciation de ce primat: "L'homme a naturellement la passion de connaître; et la preuve que ce penchant existe en nous tous, c'est le plaisir que nous prenons aux perceptions des sens. Indépendamment de toute utilité spéciale, nous aimons ces perceptions pour elles-mêmes; et au-dessus de toutes les autres, nous plaçons celles que nous procurent les yeux. […] Cette prédilection tient à ce que, de tous nos sens, c'est la vue qui, sur une chose donnée, peut nous fournir le plus d'informations et nous révéler le plus de différences".
[20] "Form in der Neuen Musik", Darmstädter Beiträge zur Neuen Musik, 1966, p.24.
[21] Musique. Architecture, Tournai, Casterman, 1971; c'est moi qui souligne.
[22] "Musique et nouvelle musique", dans Quasi una fantasia, Paris, Gallimard, 1982, pp.280-281.
[23] Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p.195.
[24] "La Mer de Debussy, ou la naissance des formes ouvertes", Analyse musicale n°12, 1988, p.62.
[25] L'art et le temps, Paris, Agora, 1990, p.36.
[26] Art et technique, Paris, Denoël, 1956, p.178.
[27] Op. cit., p.184; texte écrit à propos de la section de cordes en divisi d'une oeuvre qu'il détruisit, Bourgogne.