On 20th century music > On French contemporary music / Sur la musique française contemporaine

 

Les évolutions récentes de la musique contemporaine en France

Makis Solomos

Original français de l'article « Die neuesten Entwicklungen der zeitgenössischen Musik in Frankreich », traduction allemande, Musik und Ÿsthetik vol.4 n°16, Stuttgart, 2000, p. 80-89.

RESUME

Cet article propose un début de synthèse sur les récentes évolutions de la musique contemporaine en France. Après une brève énumération des principales tendances de la modernité qui caractérise les années 1950-1970, il se focalise sur le dernier courant issu de celle-ci, la musique dite « spectrale », née vers le milieu des années 1970. Ce mouvement déjà historique, qui parachève l'idée de la musique comme composition-du-son, mais en retournant à l'instrumental, fournit le premier symptème d'infléchissement de la modernité. L'article se poursuit avec une analyse de l'utilisation idéologique (au sens de la théorie critique) de la notion de modernité artistique dans la France des années 1950-1980, et donc avec l'analyse des conditions politico-économiques de la musique contemporaine durant cette époque ; sont ensuite évoqués les récents changements de ces conditions, ou l'abandon progressif de la référence à la modernité débouche sur une sorte de « localisation » de la création. Suit une tentative de typologie (provisoire et non-homogène) des tendances musicales les plus récentes (depuis la fin des années 1980) : l'évolution de la musique électroacoustique, qui tend vers son autodissolution, et le développement de la musique mixte ; la « seconde génération » de compositeurs spectraux ; un début de néoclassicisme (dans le sens d'un certain regard vers la tradition), de plus en plus prédominant du fait d'une volonté ambiante d'ancrage de la musique contemporaine dans la grande tradition classique ; une tendance, encore minoritaire, vers les métissages. L'article se conclut par quelques notes sur un esprit peut-être commun à toutes ces tendances : un retour à l'idée d'expression.

D'une tradition moderniste

La France est l'un des rares pays qui possède une solide tradition de musique contemporaine, c'est-à-dire d'une musique qui s'inscrit dans la modernité telle qu'elle se parachève au XXe siècle et qui n'est pas seulement " contemporaine " au sens chronologique. Certes, la modernité ne s'y est pas imposée sans livrer de combats — pensons seulement au néoclassicisme de l'entre-deux-guerres (dont la France fut le héraut) qui instaure un " trou " entre les innovations de Debussy et la génération des féroces modernes nés dans les années 1920. Cependant, depuis environ 1950, la musique contemporaine, plus que dans tout autre pays, y a gagné de nombreuses batailles, ce qui explique peut-être pourquoi on en est venu aujourd'hui à parler o d'académisme moderniste » — les combats des ancêtres ayant fini par donner naissance à des " privilèges ", pour employer une terminologie encore parlante en France. Quiconque voudrait comprendre la situation récente devrait donc commencer par établir une liste de ces ancêtres, une tâche qu'on ne peut ici que schématiser à l'extrême sous la forme de quatre tendances elles-mêmes simplifiées.

La première, de loin la plus importante, couvre tout le siècle et comprend plusieurs générations. Elle se centre sur le son, sur la présence et la plénitude sonores : avec elle, la composition du son se substitue progressivement à la composition avec des sons. Inaugurée en quelque sorte par Claude Debussy (1862-1918), l'initiateur français de la modernité, cette tendance s'est radicalisée avec Edgar Varèse (1883—1965) qui, comme on le sait, devra attendre les années 1950 pour obtenir un début de reconnaissance en France. Elle s'instaure durablement à partir des années 1950 avec Iannis Xenakis (né en 1922) ainsi que la naissance de la musique concrète autour de Pierre Schaeffer (1910-1995) et de Pierre Henry (1927). Elle se prolonge avec des compositeurs comme Luc Ferrari (1929), François Bayle (1932) ou François-Bernard Mâche (1935). Elle prit un nouvel élan avec les recherches sur la synthèse du son menées par Jean-Claude Risset (1938), qui ne sont pas étrangères à sa plus récente manifestation, dont il sera question par la suite, la musique dite " spectrale ". Notons que cette tradition a bénéficié des apports extrêmes-orientaux d'un Jean-Claude Eloy (1938) ou d'un Yoshihisa TaÇra (1938).

Une seconde tendance est centrée au contraire sur la décomposition du son en " paramètres " et sur la recherche de " structures ", sur l'absence, sur la o Figure du Négatif » [1] . Il s'agit du sérialisme —introduit en France par René Leibowitz (1913-1972)— et du post-sérialisme, incarnés par Pierre Boulez (1925), Jean Barraqué (1928-73), Gilbert Amy (1936) et, plus récemment, Emmanuel Nunes (1941). On sait que le sérialisme s'est posé dans les années 1950 comme un " langage universel " ; si l'on pense aussi à l'intense activité publique de Boulez (activité sur laquelle nous reviendrons), on comprendra pourquoi cette tendance, bien que minoritaire, s'est longtemps présentée comme le main stream de la musique contemporaine en France.

Un troisième courant engloberait les ouvertures libertaires des années 1960-1970, nées de la problématique de o l'œuvre ouverte » et ayant ou pas évolué vers le théâtre musical et/ou l'improvisation. La restauration qui suivit ayant été impitoyable, peu de noms ont survécu. Mentionnons cependant André Boucourechliev (1925-1997) ou Vinko Globokar (1934).

Enfin, une dernière tendance se définirait par une volonté de concilier la modernité avec la tradition. Elle se manifeste de manières multiples à travers les œuvres d'Olivier Messiaen (1908-1992), Maurice Ohana (1914-1992), Henri Dutilleux (1916) ou Claude Ballif (1924).

La musique spectrale

Tous les compositeurs qui viennent d'être cités —ainsi qu'une multitude d'autres, cela va de soi— instaurent donc une tradition moderniste en France. Le maillon le plus récent de cette tradition concerne le courant des compositeurs dits " spectraux ", qui s'inscrivent clairement dans la tendance centrée sur le son. Parce que cette tradition semble s'être essoufflée, ce dernier maillon tend à en sortir : en un certain sens, la musique spectrale constitue —un peu à la manière du minimalisme américain— la plaque tournante qui permettra à certains compositeurs de légitimer une tentative de sortie de la modernité.

Officiellement, le courant spectral na"t en janvier 1973, lorsqu'un ensemble de jeunes compositeurs se regroupent pour fonder un ensemble instrumental comprenant aussi de l'électronique, " L'Itinéraire " : Roger Tessier (1939), Gérard Grisey (1946-1998), Tristan Murail (1947), et Michael Levinas (1949), auxquels se joindra Hugues Dufourt (1943), qui jouera le rèle de " théoricien " du groupe —notons que le compositeur roumain, installé à Paris, Horatiu Radulescu (1942), développa à la même époque, une pensée très proche. Il va de soi que les racines du courant spectral sont multiples —toute musique axée sur le son et notamment Varèse, Stockhausen, Xenakis, Scelsi, sans oublier, bien sur, la musique électroacoustique— et que chacun des compositeurs mentionnés suivra son propre itinéraire. Néanmoins, on peut parler de courant spectral : la notion de " musique spectrale " ne s'épuise pas dans un simple regroupement d'amis, ni même dans un phénomène de génération [2] .

Le courant spectral n'aura pas de grande influence hors de la France : il sera perçu comme spécifiquement o français » [3] . Par contre, il exercera une très grande influence en France à partir des années 1980, à tel point qu'on peut aujourd'hui parler d'une " seconde génération " de spectraux (ou de post-spectraux), sur laquelle nous reviendrons. Pour des raisons institutionnelles d'une part : l'Itinéraire fera conna"tre cette musique et favorisera l'émergence de la seconde génération en question [4]  ; Murail proposera des développements en micro-informatique au sein de l'IRCAM et aura donc l'occasion de former des jeunes compositeurs ; Grisey aura, de 1987 à sa mort, une chaire de composition au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, ou il exercera son influence sur de nombreux compositeurs. Pour des raisons musicales d'autre part : le courant spectral appara"t à ses débuts comme une alternative puissante au sérialisme, qui était moribond à l'époque, mais qui continuait à dominer la scène musicale française en donnant lieu à des musiques auxquelles on peut déjà attribuer l'étiquette " modernisme académique ". Sous un certain angle, il est d'ailleurs possible de théoriser la musique spectrale comme étant l'antithèse du sérialisme — c'est du moins de cette manière qu'Hugues Dufourt, dans un article historique de 1979 intitulé " Musique spectrale ", offre la première théorisation du spectralisme [5] —, notamment du fait que, désormais, l'accent est mis sur la perception, ce qui conduit en partie à l'abandon du travail " d'écriture ", dont le sérialisme se posait comme l'ultime garant.

Il serait déplacé dans les cadres de cet article général d'exposer en détail les principes spectraux qui s'articulent autour de ce recentrement sur la perception, non seulement parce que chaque compositeur dit spectral en propose sa propre version, mais aussi parce qu'ils nécessiteraient une étude approfondie [6] . Aussi, je résumerai —au risque de la simplification extrême— ces principes à trois idées : le " modèle du son » ; la musique comme o processus " ; une écriture travaillant sur les seuils de la perception.

En ce qui concerne le modèle du son, on notera deux faits qui ont contribué à l'émergence des compositeurs spectraux : leur volonté de travailler directement avec des instrumentistes —c'est pourquoi ils fondèrent un ensemble, pas simplement pour se faire jouer, mais aussi pour pouvoir travailler avec les instrumentistes les nouveaux modes de jeu ainsi que les possibilités de l'électronique live ; le fait que plusieurs de ces compositeurs étudièrent à leurs débuts l'acoustique. D'ou l'apparition de la première idée forte, à laquelle on réduit souvent la musique spectrale car de là vient son nom : transférer ce qui se passe à l'échelle de la composition spectrale d'un son (niveau microscopique donc) à l'échelle d'un son instrumental (niveau macroscopique) —l'idée étant d'ausculter un son comme au microscope, une idée déjà mise en pratique par de nombreux compositeurs de l'après 1945, dont Scelsi, auquel aiment se référer les spectraux. Une œuvre-manifeste de 1975 illustre, d'une manière très limpide, cette idée : Partiels de Gérard Grisey, pour ensemble instrumental, dont toute la première partie est o extraite » des spectres d'un mi grave d'une contrebasse et d'un trombone [7] . Bien sur, les œuvres spectrales composées à la fin des années 1970 et durant les années 1980 ne se contentèrent pas de travailler avec le spectre d'une manière aussi simple. Plusieurs autres procédés sont apparus, qui simulent souvent à l'échelle instrumentale des procédés de la musique électronique —par exemple, la modulation de fréquence, chère à Murail. Le transfert du son à l'échelle instrumentale entra"ne une conséquence importante, quoique non ressentie comme telle aux débuts de la musique spectrale : partant souvent de procédés de la musique électroacoustique, les spectraux retournent, par leur simulation à l'échelle de l'instrument, à la tradition acoustique (à l'instrumental). Cette conséquence explique pourquoi le mouvement spectral conduit à un retour à la musique purement instrumentale, un retour qui se situe dans un contexte général d'un certain retour à la tradition. C'est dans ce sens, pour commencer, que la musique spectrale a contribué à l'infléchissement de la tradition moderniste.

Le transfert du microscopique (le son) vers le macroscopique (l'instrument) va de pair avec un autre transfert de même nature : du son à la forme de l'œuvre. Le compositeur spectral définit métaphoriquement une œuvre (ou, plus fréquemment, une section d'une œuvre, mais une section étendue), comme un seul son, un son au sens physique du terme. Entre ici en jeu la seconde idée : la définition de l'art musical comme art des processus. Car le dernier transfert mentionné conduit à postuler une identité entre la forme et le matériau. La forme appara"t seulement comme le déploiement d'un matériau. Inversement, chaque matériau génère sa propre forme. A la différence donc de la musique traditionnelle, matériau et forme sont étroitement solidaires et l'unicité de l'un conduit à l'unicité de l'autre. C'est cette identité qui conduit à la notion relativement nouvelle pour l'époque de processus — relativement nouvelle, car des processus existent déjà chez Xenakis, Ligeti ou dans le minimalisme. En effet, postuler que matériau et forme sont identiques signifie, comme il vient d'être dit, que la forme n'appara"t que comme le déploiement d'un matériau. Or, ce déploiement, à la différence d'une forme classique, n'est pas discursif : on ne travaille pas avec des matériaux, on ne fait que déployer le matériau. On aboutit ainsi à l'idée de processus, qui a un aspect spatialisant très fort : du fait que, pour reprendre la formule capitale de Grisey, " objet et processus sont analogues. L'objet sonore n'est qu'un processus contracté, le processus n'est qu'un objet sonore dilaté " [8] , la musique est en quelque sorte donnée dans l'espace de l'instant.

La dernière idée peut être illustrée par la formule que Grisey propose à propos de son cycle de six pièces Espaces acoustiques (1974-1985) : " La musique des Espaces Acoustiques peut appara"tre comme la négation de la mélodie, de la polyphonie, du timbre et du rythme comme catégories exclusives du son, au profit de l'ambiguïté et de la fusion. Les paramètres n'y sont qu'une grille de lecture et la réalité musicale réside au-delà, dans les seuils ou s'opère une tentative de fusion. Liminal est l'adjectif que je donnerais volontiers à ce type d'écriture : plus volontiers en tout cas que celui de spectral, entendu souvent aujourd'hui et qui me semble trop limitatif " [9] . En effet, le transfert du son à l'échelle instrumentale crée des ambiguïtés multiples, ou les seuils sont mis en avant et la perception sans cesse trompée —l'illusionnisme de la musique spectrale n'est pas sans affinités avec l'illusionnisme wagnérien. L'ambiguïté la plus courante est celle du passage continu de l'agrégat harmonique vers le timbre et vice versa. A ce niveau de lecture, la musique spectrale a ouvert un espace porté par une quête de nature quasi mystique : on pourrait ici parler de " l'ab"me du son " vers lequel convergerait l'idée d'une musique axée uniquement sur les seuils, les ambiguÇtés, puisque, pour reprendre les mots de Grisey, cette recherche peut mener à l'idée que o la réalité musicale réside au-delà ». Cette ouverture n'aura cependant de conséquences directes —et encore, très modérées— que chez Grisey [10] , la France étant plutèt une terre de tradition positiviste. Pour sa part, Hugues Dufourt préfère donner une référence à la physique des champs et à la théorie de la relativité, qui définissent o un espace plein dont la géométrie est constituée par une topologie dynamique et dont les grandeurs dépendent d'une flexion dynamique du champ » [11] . On ne prolongera pas cette discussion, mais on notera que le pivot essentiel de cette écriture " liminale " est l'ambiguÇté hauteur-spectre. Or, si, à un certain niveau, la musique spectrale peut agir comme passage de la hauteur au spectre —et donc représenter l'un des aboutissements de cette tradition moderniste qui conduit à la musique comme composition-du-son—, à un autre, elle peut agir aussi dans le sens inverse. Alors la musique spectrale peut aussi être appréhendée comme la plaque tournante qui autorise, motive, légitime, un certain retour à la tradition centrée sur le ton, la note, la hauteur.

La remise en cause de la modernité : l'évolution de la situation politico-économique

Dans ces quelques lignes sur la musique spectrale, il a été suggéré que ce courant peut être appréhendé comme le carrefour à partir duquel s'esquisse un début de sortie de la modernité, sous la forme d'un certain retour à la tradition. Les choses sont en train de se faire et c'est pourquoi il est encore difficile de prononcer un jugement définitif sur la musique spectrale quant à son rèle historique dans le débat esthétique. Pour aller vite, je dirai que, tout en fournissant la légitimé à cette sortie de la modernité, la musique spectrale elle-même s'est inscrite dans la modernité. Bien qu'elle se soit opposée au sérialisme —qui, pour certains, est le symbole de la modernité—, elle ne fait pas partie des divers courants antimodernes, prémodernes ou postmodernes qui virent le jour dans plusieurs pays à partir des années 1970 ou au début des années 1980 (ou même dès les années 1960 si l'on appréhende le minimalisme américain comme le début d'un certain postmodernisme). Car, d'une part, comme il a été dit, la tradition principale de la modernité française ne fut pas le sérialisme, mais la tendance qui conduit au recentrement sur le son, une tendance d'ou, précisément, est issu le spectralisme. Et, d'autre part, la question de la modernité possède en France certaines spécificités, que nous allons à présent aborder.

Contrairement à la plupart des autres pays, la France n'a pas encore vu na"tre une opposition à la modernité clairement constituée (courants anti-, pré- ou post- dont il était question précédemment : la Neue Einfachkeit d'un Wolfgang Rihm, la New Simplicity d'un Michael Nyman, le néoclassicisme affiché de l'ex-minimaliste John Adams, l'éclectisme d'un Krzystof Penderecki, le néo-spiritualisme d'un Arvo P"rt, etc., pour nommer quelques courants et compositeurs précis). Ce qui ne veut pas dire que la modernité y est toujours d'actualité. On assiste depuis la fin des années 1980 à une sortie de la modernité, mais d'une manière douce, sur le modèle de la o plaque tournante » que constitue le spectralisme. C'est seulement les toutes dernières années que s'est esquissé un débat sur la notion même de modernité. Ce débat est très chargé idéologiquement (au sens de la théorie critique) car la notion même de modernité a été utilisée en France à des fins idéologiques : notamment dans les relations entre la musique contemporaine et le pouvoir politique.

Il faut insister sur l'existence, en France, de la tradition moderniste que j'évoquais au début de cet article : non seulement c'est le seul pays qui peut certifier sa solidité, mais, en outre, il y a comme un paradoxe à la juxtaposition de ces deux termes, " tradition " et " moderniste ". Ce paradoxe dispara"t en partie si l'on veut bien, momentanément, remplacer le mot " tradition " par l'expression politique culturelle. En effet, une spécificité française, à tous les niveaux, est le rèle extraordinaire qu'y joue l'Etat. La musique, véritable vitrine d'un Etat très centralisé aujourd'hui encore (malgré les récentes velléités de décentralisation), bénéficie tout particulièrement de la bienveillance/surveillance étatique. Il en est ainsi depuis très longtemps — est-il besoin de rappeler ce détail cocasse : ce fut un Italien, Lulli, devenu Lully, qui, par l'entremise de Louis XIV, exerça un monopole sous ce monarque.

Une situation de quasi-monopole s'est aussi progressivement dessinée dans la musique de l'après 1945 : le monopole d'institutions. Certes, les compositeurs bénéficient de commandes à titre privé ; mais la vie musicale française a tendu de plus en plus vers un fonctionnement centré sur des institutions. Ici, une mention particulière devrait être faite au nom de Pierre Boulez, dont le rèle dans la vie musicale française mériterait d'être analysé en détail [12] . Contrairement aux apparences, il a formé peu de compositeurs —certes, de nombreux musiciens ont étudié ses partitions, mais de leur propre initiative ou poussés par d'autres. Par contre, il a formé en grande partie l'élite sociale qui constitue le gros du public français de la musique contemporaine et, surtout, l'élite de l'administration musicale française : il a contribué à l'institutionnalisation de la musique contemporaine. En effet, après une trajectoire tumultueuse, il parvint, au début des années 1970 (sous le Président Pompidou), à bénéficier de l'appui du pouvoir politique, qui créa pour lui l'IRCAM. L'Institut de Recherches et de Coordination Acoustique/Musique possède la particularité suivante : depuis sa mise en route (1975) jusqu'à nos jours, il se présente comme le lieu universel de la musique contemporaine, même s'il n'en produit et n'en diffuse qu'une infime partie [13] . Il en va de même d'autres institutions, antérieures ou postérieures à l'IRCAM : le GRM (Groupe de Recherches Musicales, fondé par Schaeffer), le CEMAMu (fondé par Xenakis), le GRAME (Lyon), etc., bien que dans une mesure nettement moindre en ce qui concerne la revendication d'une universalité. Si, dans le domaine intellectuel moderniste, la France est le pays des grands individus — il est bien connu que la réflexion philosophique, pour prendre un exemple, y est le fait de penseurs isolés, même si ceux-ci appartiennent à des institutions et, par ailleurs, forment légion —, en musique elle est le lieu des grandes institutions. C'est à ce titre, et seulement à ce titre, que l'on peut parler d'une " institutionnalisation " de la musique contemporaine.

Comment des initiatives à caractère " privé " (celles de Schaeffer, de Boulez, etc.) ont-elles pu donner naissance à des institutions ayant l'apparence d'un caractère général, se prévalant d'une o utilité publique » ? Le soutien occasionnel de leurs fondateurs par le pouvoir politique ne suffit pas pour expliquer cette transformation ; ni le rèle, pourtant important, de certains o médiateurs » tels que Maurice Fleuret ou Claude Samuel. Subventionner des musiques qui, sans cette politique culturelle, n'existeraient pas sous cette forme, suppose que l'Etat y trouve sa Raison. La légitimité publique de ces institutions découle de leur implication massive dans les nouvelles technologies. Là on touche du doigt une nouvelle particularité française : un certain retard dans l'industrialisation est allé de pair avec une recherche technologique de pointe. Plus généralement, l'Etat, prènant une " modernisation " —au sens économique du terme—de la France, s'est approprié la modernité musicale : celle-ci, véritable vitrine, servant alors à légitimer une politique économique catastrophique.  D'autre part, en ce qui concerne la musique même, on soulignera une évolution qui n'est pas seulement d'ordre sémantique et qu'il faudrait analyser en détail : dans les années 1950-1980, la création musicale est progressivement devenue " recherche " musicale [14] .

Dans les dernières années, des critiques à l'encontre de cette situation paradoxale de la musique contemporaine ont fusé de toutes parts — le débat est encore plus aigu pour les arts plastiques, celui sur la musique n'étant encore qu'à ses débuts. Néanmoins, sans doute parce que l'on a fait —délibérément ?— l'économie de l'analyse de l'utilisation par l'Etat de la modernité comme vitrine légitimante, on a accusé la modernité artistique elle-même de tous les maux. Ainsi, on a parlé non seulement de son o institutionnalisation » ou de l'émergence d'un o modernisme académique », mais carrément de sa transformation en o art officiel », voire même, d'un o art administré » —une expression allemande (Verwaltete Kunst) à laquelle, dans les années 1960, Adorno assignait un sens tout autre [15] Þ Certains ont même cherché, dans une visée révisionniste plutèt explicite, à assigner un rèle totalitaire à l'art moderne, en réécrivant l'histoire pour inventer des liens entre les artistes de la modernité et les régimes dits totalitaires (nazisme ou stalinisme) [16] . Si donc, pendant longtemps, on a occulté l'utilisation idéologique de la notion de modernité dans la France des années 1950-1980, une critique de la modernité devrait passer par une mise en évidence de cette utilisation. Autrement, elle risquerait de déboucher sur des positions tout autant (encore plus) idéologiques. Or, c'est ce qui est en train d'arriver. Car les critiques mentionnées vont en fait de pair avec une évolution de la politique culturelle de l'Etat à l'encontre de la musique contemporaine : sa tendance à la disparition. L'Etat se désengage de plus en plus, aussi bien à un niveau économique (diminution des o subventions ») qu'à un niveau administratif (délégation des pouvoirs vers les o collectivités territoriales », ce qui, assez souvent, peut tout simplement signifier une indifférence totale).

Ainsi, on assiste depuis peu à une " restructuration " du champ de la musique contemporaine. L'Etat français, ayant parachevé sa modernisation (économique) n'a plus besoin de cette vitrine légitimante que fut, pour lui, la modernité artistique. Cela ne signifie nullement que la musique o contemporaine » serait en train de dispara"tre, même si le danger pointe à long terme. On compte actuellement en France un nombre important d'ensembles de musique contemporaine — des ensembles les plus importants (Ensemble InterContemporain, 2e2m, l'Itinéraire) jusqu'à des ensembles aux ambitions plus restreintes, en passant par des ensembles de moyenne importance—, ce qui signifie aussi une démultiplication des concerts. Le nombre de personnes qui se déclarent compositeurs est impressionnant [17]  ; mais seule une poignée vit de la composition et peu obtiennent des commandes ou sont joués régulièrement. Les festivals de musique contemporaine se portent relativement bien, mais l'époque des grands festivals est passée : se développe l'idée de festivals régionaux. Par contre, le domaine de l'édition va plutèt mal ainsi que celui de l'enregistrement et de la diffusion discographiques.

La musique contemporaine n'est donc pas menacée dans son existence même, mais elle est en train de changer ses modalités d'appara"tre. L'accent est mis sur le concert et, d'une manière plus générale, sur la production locale et éphémère. C'est la conséquence du fait que l'Etat cherche à se désengager : la musique contemporaine doit chercher d'autres sources de financement. Ces financements sont de plus en plus locaux et ponctuels : collectivités territoriales, coproductions avec des organismes qui s'ouvrent épisodiquement à la musique contemporaine, etc. A l'encontre de la mondialisation qui domine l'économie, la musique contemporaine tend à se o localiser », bien que cela revienne au même, les événements locaux étant interchangeables.

Cela entra"ne pour la musique au moins deux changements importants. D'une part, la notion de " recherche " est progressivement abandonnée. Plus généralement, est abandonné tout projet réalisable uniquement sur le long terme et indifférent à la production quotidienne. A la place, se démultiplie cette dernière, qui vise d'emblée, comme il en allait dans la tradition, l'œuvre achevée, une production qui, pour se légitimer en tant que telle, ne peut compter que sur sa définition même, c'est-à-dire sur l'aspect quantitatif : elle tendra donc automatiquement vers une surproduction. En somme, si, pour simplifier, on définit avec Habermas [18] la modernité comme un " projet ", c'est l'idée même de modernité qui dispara"t progressivement. D'autre part, les compositeurs et leurs agents artistiques sont obligés de se chercher un public —alors que, avec la modernité, le soutien de l'Etat suffisait—, pas nécessairement pour que la musique contemporaine devienne rentable, mais pour qu'elle puisse se légitimer auprès de ses nouveaux financeurs qui, o localité » oblige, réclament l'existence d'un public, même minime. Or, de plus en plus, le pari suivant est fait : s'inscrire dans la grande tradition de la musique classique. Pour élargir son public, la musique contemporaine est en train de se tourner vers ses sources et ce qui aurait du être son public o naturel ». Elle ne rêve plus de conquérir son propre public ni —comme ce fut le cas dans les années 1970—, de s'ouvrir au public des musiques populaires.

Quelques tendances actuelles

Cette nouvelle donne constitue une condition nécessaire, bien que, à coup sur, non suffisante, pour expliquer la situation la plus récente de la musique française contemporaine [19] . A partir de la fin des années 1980, on observe des tendances centrifuges : d'innombrables solutions sont proposées pour o sortir de la modernité ». Il est certain que le discours postmoderne o à la française », dont le philosophe Jean-François Lyotard fut l'initiateur [20] —sans doute malgré lui— a encouragé et, encore plus, légitimé cette évolution qui se présente comme une ouverture à la pluralité, la variété, la " différance ", etc. Ces qualificatifs sont incontestables. Néanmoins, ils ne doivent pas occulter le fait que ces tendances centrifuges partagent les deux traits précédemment déduits de la rapide analyse de la situation politico-économique actuelle : l'abandon de l'idée de o recherche », qui conduit à un retour à l'artisanat, à la (sur)production ; la volonté de se réancrer dans le répertoire de la musique classique.

Faisons donc à présent la liste des tendances récentes les plus importantes. Dans la mesure ou sera évoqué ici un quasi-présent, je demanderai de la part du lecteur une grande indulgence, car cette typologie sera toute provisoire [21]  ! Cette typologie ne possède pas de critères homogènes. Elle comprend quatre catégories qui ne sont nullement étanches entre elles.

Il faudrait d'abord évoquer les changements des relations avec les nouvelles technologies. Dans la mesure ou la plupart des compositeurs récents ont travaillé, à un moment ou à un autre, avec ces technologies, cette tendance est la moins homogène. Elle englobe néanmoins certains compositeurs qui figureront uniquement dans cette catégorie. C'est le cas de ceux qui, en relation souvent étroite avec des centres de recherche tels que le GRM (Paris), l'IMEB (Bourges), le GRAME (Lyon), le GMEM (Marseille), le CIRM (Nice), etc., continuent à se réclamer de la tradition électroacoustique, même lorsqu'ils composent de la musique mixte : Horacio Vaggione (1943), Françoise Barrière (1944), Michel Chion (1947), Michel Redolfi (1951), Daniel Teruggi (1952), Christian Zanési (1952), Denis Dufour (1953), Jean-François Minjard (1953), Nicolas Vérin (1958), James Giroudon (1958), Serge de Laubier (1958), François Donato (1963)Þ On notera cependant que l'idée d'une musique électroacoustique o pure » est en train de se o diluer » du fait du recentrement de l'intérêt sur le genre mixte, l'électronic live ou la quête d'une nouvelle gestualité qui suppose une instrumentalisation de l'électroacoustique [22] . Le cas le plus fréquent est cependant celui de compositeurs qui n'écrivent qu'épisodiquement pour les nouvelles technologies —c'est pourquoi ils peuvent aussi figurer aussi dans les tendances qui seront définies par la suite. Ces compositeurs, lorsqu'ils emploient les nouvelles technologies, écrivent surtout de la musique mixte. Ils ont surtout été marqués par la philosophie de l'IRCAM qui, dès ses débuts, a voulu instaurer un lien avec la tradition, c'est-à-dire avec l'univers instrumental. On remarquera que, fréquemment, après un passage par l'IRCAM, ou ils composent une œuvre mixte, ils ont tendance à revenir (ou venir) à l'instrumental pur : le passage par l'IRCAM étant une sorte de consécration, les ensembles instrumentaux commencent à leur commander des œuvres et débute alors la (sur)production destinée à alimenter le répertoire de ces ensembles —on notera d'ailleurs qu'il n'existe pas en France un seul ensemble consacré à la musique mixte [23] . Pour les deux grands groupes de compositeurs mentionnés, le retour à l'idée d'œuvre, indépendante de sa valeur technologique, est manifeste : ces dernières années, plus aucun compositeur en France ne légitime sa musique par rapport à la technologie [24] . Ce phénomène est explicable par l'évolution même de cette dernière : le but recherché n'est plus la o grande machine universelle » [25] , mais le développement de logiciels spécialisés ou d'environnements informatiques permettant au compositeur de manipuler facilement et rapidement plusieurs logiciels. En même temps, la désolidarisation de l'écriture musicale des innovations technologiques est aussi une conséquence de l'abandon de la notion de " recherche " (au niveau de l'idée musicale, car la recherche technologique, quant à elle, continue) : puisqu'il n'y a plus besoin de se légitimer par un grand projet, la technologie peut être entièrement instrumentalisée (au double sens du terme : employée comme un simple outil et vécue comme une extension du monde " naturel " de la musique que constituent les instruments).

La seconde tendance est plus homogène : elle comprendrait les compositeurs de la " seconde génération " de musique spectrale, directement issus de la première musique spectrale ou en partageant l'esprit, bien que grâce à un cheminement différent. Voici quelques uns des compositeurs qu'est censée comprendre cette catégorie : Kaija Saariaho (1952), Philippe Hurel (1955), Pascale Criton (1954), Philippe Leroux (1959), Jean-Luc Hervé (1960), François Paris (1961), Marc-André Dalbavie (1961), Joshua Fineberg (1963), François Narboni (1963), Anne SédèsÞ Cette seconde génération hésite entre un comportement " orthodoxe " (fidélité aux principes de base du spectralisme) et l'intégration d'autres procédés [26] . A ce titre, elle tend à l'éclatement. Néanmoins, deux traits importants la caractérisent encore. Le premier est d'ordre technique : une écriture micro-intervallique. On sait que les micro-intervalles ont été exploités tout le long de ce siècle : dans les années 1920-1930 avec des compositeurs comme Alois Haba ou Julian Carillo ; dans les années 1950-1960 avec Maurice Ohana, Ivan Wyschnegradsky ou Scelsi. Cependant, ces tentatives eurent peu de lendemains. En extrayant les micro-intervalles du transfert du spectre d'un son à l'échelle de l'instrument, la musique spectrale a proposé leur intégration d'une manière très forte. D'ou la naissance, dans la France des dernières années, d'un courant qu'on peut appeler micro-intervallique, même si les compositeurs qui appartiennent à ce courant ne se limitent pas, fort heureusement, à cette définition. Le second trait commun est d'ordre esthétique : on peut parler d'une esthétique du sensible. Parce qu'axée sur le son et la perception, toute musique issue ou proche du spectralisme travaille, directement ou indirectement, la manière de o composer » des quasi-sensations [27] . Un dernier trait commun, qui a été mentionné précédemment, pourrait caractériser cette tendance : le fait que le spectralisme a pu agir comme un carrefour légitimant un certain retour vers le passé —phénomène qu'illustre, par exemple, Kaija Saariaho, qui pourrait figurer dans le courant qui suit.

Autre courant, qui se précise de plus en plus et qui commence à dominer du fait de la volonté ambiante de rejoindre le répertoire de la musique classique : un certain penchant néoclassique, ou, plus généralement, un certain regard vers le passé. D'abord apparue comme un jeu de déconstruction(s), cette tendance a fini par privilégier la reconstruction. Elle comprend des compositeurs qui jouissent déjà d'une renommée importante. Je mentionne ici Magnus Lindberg (1958), un Finlandais qui a bénéficié du soutien de l'IRCAM et qui, à ce titre, a sa place dans l'histoire récente de la musique française. Sa pièce Kraft (1985) annonçait déjà une relecture très libre du passé, que confirment ses pièces plus récentes comme Feria (1997). L'évolution de Philippe Manoury (1952) va aussi dans ce sens : son opéra 60ème parallèle (1996) confirme un tournant vers le passé. Tel est aussi le cas de Philippe Fénélon (1952) ou, dans une moindre mesure, de Gérard Pesson (1958). Autre figure très représentative de cette évolution : Pascal Dusapin. D'esprit o indépendant » (le seul compositeur français qui osa se réclamer de Xenakis !), Dusapin est devenu le symbole de l'évolution de la musique vers l'artisanat, qui frise souvent l'état de surproduction. De ce fait, sa musique récente (par exemple, Dona eis, 1998) tend à se résorber dans o une profonde anamnèse de type nouveau, ou l'histoire, vécue sur le mode de la fulgurance, voisine avec l'hypothèse d'un futur présentifié » [28] . L'évolution de certains des fondateurs de la musique spectrale conduit aussi, dans une certaine mesure, à cette catégorie : je pense à l'opéra Dédale (1994-1995) d'Hugues Dufourt, qui emprunte certains éléments à un passé difficilement cernable, et à toute l'évolution des années 1990 de Tristan Murail, qui renvoie parfois à Ravel ou Messiaen [29] .

La dernière tendance se caractériserait par une volonté d'ouverture aux musiques dites " non-sérieuse " : musiques populaires et/ou musiques non-occidentales, etc. Bien que la France ait été une des terres d'invention de la world music, la musique contemporaine y est encore réfractaire à l'idée de o métissage ». Aussi, cette tendance —avec des compositeurs comme Fausto Romitelli (1963), Frédérick Martin (1958) ou Martin Matalon (1958)— est, pour l'instant, minoritaire.

De l'expression

Comme il a été dit, cette typologie des évolutions les plus récentes de la musique contemporaine en France nécessite l'indulgence du lecteur, car elle n'est que provisoire. Par ailleurs, des pans entiers de la création musicale qui prend lieu dans ce pays n'ont pas été mentionnés —c'est le cas par exemple du théâtre musical de Georges Aperghis (1945) ou d'un Jacques Rebotier.

En outre, je n'ai pas mentionné une dernière tendance qui, pourtant, semble la plus importante : une volonté de réaffirmer l'idée d'expression. A vrai dire, il ne s'agit pas à proprement parler d'une tendance, mais d'un état d'esprit. Partagée sans doute d'une manière diffuse par un grand nombre de compositeurs, cette volonté serait une des caractéristiques les plus générales de la musique française (de France) la plus récente, si elle n'était pas aussi représentative de toute la musique contemporaine (à un niveau international).

Pour comprendre cet état d'esprit, qui marque peut-être un tournant radical par rapport à la modernité des décennies précédentes, il faudrait l'inscrire dans son contexte historique. Une certaine modernité musicale des années 1950-1960 avait débouché —en partie— sur un art à tendance formaliste. La violente critique de l'expression et du sujet qui la caractérisa était certes nécessaire pour tempérer les ambitions du sujet qui, au XXe siècle, avait flirté avec le totalitarisme. Il fallait, à la manière du Marteau sans ma"tre (Boulez), passer par des recherches sur la o structure », un lieu de décentrement ou le sujet était relativisé. Cependant, ces structures ont malheureusement fini par coÇncider avec d'autres structures, moins innocentes : les structures sociales. On sait que le décentrement philosophique et musical du sujet a fini par coÇncider avec les structures d'une société dominée par un esprit gestionnaire [30] . D'ou le besoin, la revendication actuels d'une nouvelle expressivité.

La réintroduction de l'expressivité peut prendre plusieurs visages, qui s'échelonneraient de la contestation au simple consensus. Dans l'état actuel des choses et parce que c'est un sujet très délicat, je ne proposerai pas de développements dans le cadre de cet écrit, et me contenterai de constater que cette réintroduction concerne les quelques tendances qui viennent d'être schématisées, mais aussi d'autres. Voici seulement trois exemples :

— elle peut prendre la forme du retour à des formes expressives du passé : je fais ici référence à la vogue de l'opéra qui caractérise la France —mais aussi d'autres pays— depuis le milieu des années 1980. On peut l'analyser comme un réancrage de la musique contemporaine dans la grande tradition classique. Si l'on privilégie cette hypothèse, on ne s'étonnera pas qu'elle ait d'abord été le fait de certains compositeurs qui ont été mentionnés à propos du tournant (relatif) vers le passé, quant à leur technique musicale, notamment de Pascal Dusapin, Philippe Fénélon ou Philippe Manoury. Inversement, il est certain, si l'on privilégie toujours cette hypothèse, que devoir écrire un opéra de nos jours ne peut que contribuer à l'émergence d'un style qui réaffirme la tradition. Il n'est d'ailleurs pas anodin de relever que le binème opéra-style néoclassicisant entra"ne aussi un troisième facteur : le succès. Pour conclure sur cette hypothèse, on peut renverser le raisonnement : tout compositeur rêvant de succès cherchera à composer un opéra et, corollairement, tendra vers le néoclassicisme —telle est finalement l'inertie du système politico-économique actuel. Cependant, on peut aussi avancer une seconde hypothèse, qui consisterait justement à privilégier la quête d'expression. Car il est vrai que l'opéra, malgré son passéisme, peut encore, grâce à l'alliage son-texte-image, véhiculer l'expression. Dans ce sens, plusieurs jeunes compositeurs rêvent d'un opéra de type nouveau, intégrant notamment les nouvelles technologies de l'image. Mais ici, l'inertie déjà mentionnée des institutions freine peut-être leur élan.

— chez les compositeurs issus de la mouvance spectrale, caractérisée à ses débuts par un organicisme synonyme souvent d'impersonnel, on a pu constater une réintroduction du geste volontaire, qui va dans le sens d'une nouvelle expressivité. C'est le cas de la production récente d'un Philippe Hurel ou de Kaija Saariaho.

— l'évolution des quelques compositeurs clairement issus du post-sérialisme va dans le même sens. Avec leurs dernières œuvres, François Nicolas (1947), Philippe Schö"ller (1957), Antoine Bonnet (1958) ou Frédéric Durieux (1959) cherchent à réintroduire l'expressivité.

o La génération de nos pères s'est arrêtée là, au seuil d'une nouvelle idée de syntaxe [Þ]. A présent nous devons repenser en profondeur, filtrer avec résolution le riche potentiel élaboré avant nous ; et l'utiliser à des fins expressives » [31] , notait récemment un compositeur italien, Luca Francesconi (1956), qui est passé par Paris. Beaucoup de jeunes ou moins jeunes compositeurs, dont le nom n'a pas encore été mentionné et qui forment le paysage musical français récent, pourraient témoigner de cette tendance générale vers une nouvelle expressivité. Je cite pêle-mêle quelques noms de compositeurs —jeunes ou moins jeunes, connus ou moins— dont les œuvres récentes vont, semblerait-il, dans cette direction : Edmund Campion (1957), Suzanne Giraud (1958), Marc André (1964), José Manuel Lopez Lopez (1956), Alain Banquart (1934), Brice Pauset (1965), Stefano Gervasoni (1962), Xy Shuya (1961), Jacopo Baboni Schilingi (1971), Bruno Giner (1961), Jean-François Zygel (1960), Gérard Pape (1955), Jean-Claude Wolff (1946), Bernard Cavana (1951), Marc Monnet, Alain Gaussin (1943), Annette Mengel (1961), Thierry Pécou (1965), Francis Bayer (1934), Octavio Lopez (1962), Thierry Blondeau (1961), Yan Maresz (1963), Nicolas Bacri (1961), Michèle Reverdy (1943), Marco Stroppa (1959), Karim Haddad (1962), Paul Méfano (1937), Yacen Vodenitcharov (1964), Denis Lavaillant (1952), Laurent Martin (1959), José Luis Campana (1949), André Serre (1965), Philippe Hersant (1948), Régis Campo (1968), Elzbieta Sikora, Eric Tanguy (1968), Petros Korelis (1955), Edith Canat de Chizy (1950), Denis Cohen (1953), Jean-Marc Singier (1954), Alain Louvier (1945), Chen Qigang (1951)Þ



[1] Expression employée par Hugues Dufourt (Musique, pouvoir, écriture, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 158) à propos de Pierre Boulez.

[2] Bien sur, le phénomène de génération joua un rèle important dans l'émergence de la musique spectrale. Ainsi, lors de sa création, l'Itinéraire se présenta comme l'anti-Domaine Musical (l'ensemble fondé par Boulez en 1953, dirigé par Gilbert Amy à partir de 1967). La fin du Domaine Musical durant la même année et la liquéfaction progressive des dernières années de son existence (cf. Jésus Aguila, Le Domaine musical. Pierre Boulez et vingt ans de création contemporaine, Paris, Fayard, 1992, pp. 417-432) auraient pu conduire à une prise de pouvoir du jeune ensemble et de la jeune génération qui le créa. Cependant, le retour sur la scène française de Boulez, qui fonda l'Ensemble InterContemporain (1976), empêcha cette prise de pouvoir.

[3] On a beaucoup parlé de la présence o massive » (Dufourt, Grisey, Levinas, Murail) des spectraux à Darmstadt en 1982. Mais ce ne fut nullement le point de départ d'une influence internationale (sur leur rèle à Darmstadt, cf. Antonio Trudu, La o scuola » di Darmstadt », Milano, Ricordi, 1992, pp. 253-255).

[4] Pour un historique de l'Itinéraire et de son rèle joué sur la scène musicale française, cf. le recueil d'articles que lui consacre la Revue musicale n°421-424, Paris, 1991.

[5] Cf. Hugues Dufourt, o Musique spectrale », repris dans Musique, pouvoir, écriture, op. cit., pp. 289-294.

[6] La musique spectrale n'a pas encore suscité un grand nombre de travaux musicologiques. A ma connaissance, la thèse de doctorat d'Anne Sédès (Les modèles acoustiques et leurs applications en musique : le cas du courant spectral français, Université Paris-8, 1999) est, à ce jour, le travail le plus approfondi. On se reportera aussi à un recueil d'article déjà historique de la revue Entretemps n°8, Paris, 1989 (comprenant aussi des articles de Grisey  et de Murail).

[7] Pour une analyse détaillée de cette œuvre, cf. Peter Niklas Wilson, o Vers une oécologie des sons». Partiels de Gérard Grisey et l'esthétique du groupe de l'Itinéraire », Entretemps n°8, 1989, Paris, pp. 55-81.

[8] Gérard Grisey, o Tempus ex machina. Réflexions d'un compositeur sur le temps musical », Entretemps n°8, Paris, 1989, p. 103.

[9] Gérard Grisey, o Structuration des timbres dans la musique instrumentale », dans Le timbre, métaphore pour la composition, textes réunis et présentés par Jean-Baptiste Barrière, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 377.

[10] Cf. Makis Solomos, o L'identité du son (notes croisées sur Jonathan Harvey et Gérard Grisey) », Résonances n°13, Paris, 1998, pp. 12-15.

[11] Hugues Dufourt, o Musique et principes de la pensée moderne : des espaces plastique et théorique à l'espace sonore », dans Musique et médiations. Le métier, l'instrument, l'oreille, sous la direction d'Hugues Dufourt et Jo¥l-Marie Fauquet, Paris, Klincksieck, 1994, p. 44.

[12] A l'exception du livre de Jésus Aguila (op. cit.), on ne dispose pas actuellement d'une étude objective de ce rèle.

[13] Cf. Georgina Born, Rationalizing Culture. IRCAM, Boulez and the Institutionalization of the Musical Avant-Garde, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1995.

[14] Cf. le livre bien documenté mais aux positions trop idéologiques de Pierre-Michel Menger, Le paradoxe du musicien, Paris, Flammarion, 1983. Un livre plus récent, bien que moins documenté, me semble plus pertinent : Anne Veitl, Politiques de la musique contemporaine. Le compositeur, la o recherche musicale » et l'Etat en France de 1958 à 1991, Paris, l'Harmattan, 1997.

[15] Cf. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, traduction M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1982, pp. 331-332).

[16] Le champ de la musique n'a pas encore donné lieu à de telles dérives. Par contre, elles se sont produites à propos du débat sur les arts plastiques, avec par exemple l'infecte opuscule de Jean Clair, La responsabilité de l'artiste, Paris, Gallimard, 1997.

[17] Le Centre de Documentation de la Musique Contemporaine (Paris, Cité de la musique) offre actuellement un répertoire de 530 compositeurs.

[18] Cf. Jürgen Habermas, o La modernité : un projet inachevé », Critique n°413, Paris, 1981, pp. 950-967.

[19] Que le lecteur n'ait pas l'impression que ce texte tient du réductionnisme sociologique. Les explications qui précèdent ne visent pas à réduire le débat esthétique, musical, aux facteurs économiques et politiques. Leur seule raison d'être est de tenter de déchirer le voile idéologique qui, souvent, brouille ce débat.

[20] Cf. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.

[21] Dans mon précédent article sur le même sujet (cf. note 1), je présentais d'ailleurs une typologie assez différenteÞ

[22] Un nombre relativement important de recherches en France portent sur cette dernière idée : cf. notamment les actes d'un colloque récent : Les nouveaux gestes de la musique, sous la direction d'Hugues Genevois et de Rapha¥l de Vivo, Marseille, Parenthèses, 1999.

[23] L'EIC (Ensemble InterContemporain) est un ensemble purement instrumental, même s'il collabore avec l'IRCAM pour la production d'œuvres mixtes. Le seul ensemble qui s'est voulu mixte, TM+, est devenu aujourd'hui un ensemble instrumental comme les autres. Il est clair qu'ici agit la volonté des institutions —une volonté qu'intériorisent les compositeurs— d'inscrire la musique contemporaine dans la musique classique, afin sans doute de mieux l'étoufferÞ

[24] Jusqu'encore au milieu des années 1990, les notices de programme rédigées par les compositeurs joués à l'IRCAM proposaient souvent de longs développements sur les technologies employées.

[25] Telle que la célèbre 4X développée par l'IRCAM au début des années 1980.

[26] Cf. les articles de certains des compositeurs mentionnés (Anne Sédès, François Paris, Jean-Luc Hervé, Pascale Criton)) dans la revue Doce Notas Preliminares n°1, Madrid, 1997.

[27] Voir l'article de Pascale Criton dans cette revue, ainsi que mon article sur sa musique : o Le sensible et l'intelligible. Notes sur Pascale Criton », A la ligne n°1, Paris, 1999, pp. 29-42.

[28] Jean Dupont, o L'originalité de Dusapin », Le Monde de la musique, janvier 1999, p. 29.

[29] Cette troisième tendance ne doit pas être confondue avec un autre courant qui vise ouvertement à une restauration. Ce courant, autobaptisé o musiques nouvelles » —qui n'a cependant rien de nouveau, même pas le nom— ne constitua qu'une succursale du néoclassique de toujours Marcel Landowski (1915-1999) qui, après le retour de Boulez sur la scène musicale française, ne rêva que d'une revanche à l'égard de la modernité. A cette fin, il fonda dans les années 1980 l'association o Musiques Nouvelles en Liberté », dont le nom évoque des associations américaines patronnées par la CIA qui, au nom de la liberté, préparaient les coups d'Etat au Vietnam, en Grèce, au Chili, etc. A à l'heure actuelle, cette association obtient une subvention importante de l'Etat et exerce donc un contrèle de plus en plus important sur la musique contemporaine, en favorisant l'émergence de musiques qui consistent plus ou moins en des devoirs d'harmonie. Le ressentiment ne faisant pas partie de l'éthos musical, je ne m'étend pas sur ce courants.

[30] Cf. la critique du sérialisme qu'effectua Theodor W. Adorno au début des années 1960 (notamment dans le chapitre o Modernité » de son Introduction à la sociologie de la musique, traduction V. Barras et C. Russi, Genève, Contrechamps, 1994).

[31] Luca Francesconi, o Les esprits libres », dans La loi musicale = Cahiers de Philosophie n°20, 1996, p. 19. C'est moi qui souligne.