On 20th century music > On space in music / De l’espace en musique

 

 

 

L’espace : musique-philosophie, Paris, L’Harmattan, 1998, XII+447 p.

Sous la direction de Jean-Marc Chouvel et de Makis Solomos

Introduction au livre

“Le temps ici devient de l'espace”.

Wagner, Parsifal.

“L'époque actuelle serait plutôt l'époque de l'espace”.

Michel Foucault, “Des espaces autres”.

En janvier 1997 se déroulait un colloque intitulé L'espace : musique-philosophie, organisé conjointement par le Centre de Documentation de la Musique Contemporaine (CDMC, Paris) et le Groupe de Recherches en Poïétique Musicale (Université de Paris IV-Sorbonne). Ce livre reprend les communications qui y ont été données ; il est en outre enrichi de quelques autres écrits consacrés au sujet.

Le projet du colloque était double. D’une part, nous souhaitions réunir des musiciens (musicologues, compositeurs, interprètes) et des philosophes pour débattre d’un thème certes musical, mais auquel la philosophie, par son questionnement propre [1] , pouvait apporter des clarifications. D’autre part, le thème en question était à la fois d’une extrême précision et d’une fluidité extraordinaire : il invitait par conséquent à un véritable débat.

En effet, qu’est-ce-que l’espace musical ? Depuis un certain nombre d’années, cette notion est entrée dans le vocabulaire le plus commun ; on en parle d’une manière de plus en plus insistante, notamment du fait de l’évolution de la musique du XXème siècle [2] . Cependant, à l’heure actuelle, il est difficile de la circonscrire avec précision. L’espace (musical, mais aussi l’espace tout court) est tout, il constitue la plénitude du son, il est bien plus qu’un simple cadre abstrait assimilable aux coordonnées cartésiennes ; mais il est aussi rien, synonyme du vide (et du silence) : entre ces deux définitions limites, se situent des acceptions intermédiaires multiples.

Parce qu’ils transgressent les barrières entre “disciplines” établies — musique et philosophie, mais aussi musicologie/ethnomusicologie, musique instrumentale/électroacoustique, etc. —, les textes réunis dans ce recueil accentuent cette polysémie et témoignent, par leur grande diversité, de la fécondité des recherches autour de la notion d'espace musical. Le lecteur devra donc accepter l’idée qu’il existe plusieurs espèces d’espace et plusieurs manières de s‘interroger sur l’espace : ce volume pose des jalons pour des recherches futures en scrutant l’espace dans plusieurs directions, parfois convergentes, parfois divergentes et, souvent, complémentaires.

Cependant, un certain nombre de directions y sont récurrentes. C’est pourquoi nous avons regroupé les articles en huit sections. Il va de soi que le lecteur reste libre de consulter les textes dans un autre ordre, peut-être aléatoire, mais qui libérerait sans doute les potentialités propres à chaque contribution, inévitablement quelque peu atrophiées par la classification que nous leur imposons.

Une première direction est constituée par la phénoménologie de l’espace. Depuis les travaux de Roman Ingarden [3] , disciple de Husserl, la phénoménologie s’est intéressée à la musique ; et, alors que Husserl lui-même évoquait la musique essentiellement pour tisser sa réflexion sur le temps [4] , elle a pu mettre en avant l’existence d’une spatialité musicale. Dans ce volume, Natalie Depraz, se fondant sur Husserl et Merleau-Ponty, analyse la sensation sonore et la rétention, la conscience de l’écoute et la spatialité immanente du son ainsi que la composante affective de l’expérience sonore et la constitution passive de l’espace. A propos de la spatialité immanente du son, elle pose la question suivante : “Quelle est donc cette spatialité purement analogique, cette quasi-spatialité du sonore qui n’est pas un espace originaire, un espace régi par les qualités primaires, visuelles et tactiles ?”. C’est dans cette direction que travaille Yizhak Sadaï, qui se réfère aussi à la phénoménologie, quoique chez lui ce terme soit synonyme d’une approche empirique de la “perception” musicale. Son texte relève des cas où — dans les cadres de la musique tonale — il est question d’une spatialité propre à la musique, interne et non externe. L’article de Maria Villela-Petit suggère précisément que la dichotomie intériorité/extériorité ne renvoie pas, comme l’ont pensé Kant ou Hegel, à celle temps/espace — qui, de ce fait, notamment pour ce dernier, établissaient la chaîne musique-intériorité-temps. S’appuyant sur Erwin Strauss, elle tente de relier la musique à la réalité, à l’extériorité, à l’espace. Enfin, Francis Rousseaux et Frédéric Pachet se réfèrent à la phénoménologie pour élaborer un projet informatique : un logiciel interactif visant à comprendre ce qui est en jeu dans l’improvisation musicale. Ce projet est défini comme la recherche de l’interaction entre “deux espaces de complexité : d’une part, la complexité d’expression du sens vécu de l’improvisateur et, d’autre part, la complexité structurale du corrélât produit par l’acte d’improviser”.

Une seconde direction, que nous qualifions ici de spatialisation de la musique, présuppose une définition bergsonienne de l’espace, qui oppose l’oppose au temps (à la “durée”) selon les dichotomies homogène/hétérogène, quantitatif/qualitatif ou rationnel/intuitif [5] . Elle a déjà été creusée par Theodor W. Adorno, notamment dans certaines critiques qu’il a adressées à la musique des années 1950-60, critiques qui se référaient à la spatialisation de la nouvelle musique de l’époque comme synonyme de sa rationalisation [6] . Ici, Costin Cazaban se penche sur la pensée d’Adorno et définit l’espace comme la possibilité pour les éléments musicaux “de résister à la diversification dont naît le temps musical, [la possibilité] de remonter le temps”. Puis, il évoque l’opposition adornienne entre “œuvre organique” et “œuvre critique”. Jean-Pierre Armengaud, qui étudie l’interprétation de la musique, cherche à tempérer le fossé entre musiques “temporelles” (de l’ère tonale) et “spatiales” (du XXème siècle). Par ailleurs, il se réfère aux œuvres les plus récentes, lesquelles “ont su réintroduire subrepticement le temps”. Francis Courtot met en évidence une contradiction inhérente à la musique dite “spectrale” : bien que ses “inventeurs” se réfèrent essentiellement au temps, ils finissent par engendrer une musique de l’espace, c’est-à-dire statique. C’est pourquoi il propose de leur opposer la pensée de Brian Ferneyhough. Dans le dernier texte de cette section, Pierre-Albert Castanet étudie la figure en quelque sorte emblématique de la spatialisation de la musique prise au sens, on l’aura compris, d’une contestation radicale par la musique du XXème siècle de la belle linéarité temporelle propre à la musique classico-romantique : la figure de la spirale. Il analyse sa forte récurrence dans le répertoire musical contemporain selon plusieurs axes : comme “ornement esthétique”, comme “principe d’évolution constructif” ou comme “signe métaphorique d’un parcours à dominante initiatique”.

Si l’on peut opposer l’espace au temps du fait de la non-linéarité temporelle de la musique du XXème siècle, une longue tradition consiste à les mettre en relation par la médiation de la notion de représentation [7]  : d’où une troisième direction générale des recherches sur l’espace. La section Espace et représentation s’ouvre sur une étude d’Antonia Soulez du modèle du “clavier auditif” à propos de Diderot et de Helmholtz. Chez ce dernier, l’organisme sensoriel est représenté par un clavier (ce qui induit des métaphores spatiales) selon une isomorphie entre éléments de sensation et éléments de l’appareil nerveux, une isomorphie qui, précise Soulez, pose problème. Jean-Marc Chouvel s’intéresse à la représentation graphique de la musique au moyen d’un concept emprunté à la physique, “l’espace des phases”. Cette représentation offre plusieurs avantages : elle permet notamment de montrer la différence entre échelle (qui est par définition “hors-temps”) et mode (ancré dans le temps). Pascal Criton se sert aussi du concept d’espace de phases pour représenter et synthétiser le son. Son texte accorde ainsi à l’espace une définition — qui remonte à Ivan Wyschnegradsky — en quelque sorte abstraite, selon laquelle il n’est pas l’espace physique ou acoustique, mais “un principal fondamental d’organisation, de composition, assignable au matériau sonore”. Une telle définition vaut aussi pour certains aspects importants de l’œuvre de Iannis Xenakis qu’étudie Peter Hoffmann. Ce dernier nomme espaces “abstraits” les modèles géométriques, logico-mathématiques ou, plus simplement, graphiques utilisés par Xenakis ; il analyse plus particulièrement leurs transformations “non-linéaires” ainsi que leurs transformations “stochastiques”. En référence à la musique électroacoustique, Horacio Vaggione postule de même une définition abstraite, c’est-à-dire mathématique, de l’espace, qui équivaut à la représentation du matériau musical à l’aide d’un ensemble corrélé de dimensions. Il s’intéresse notamment à des espaces “fractionnaires” (aux dimensions fractionnaires), s’étalant sur différentes échelles du microscopique au macroscopique, et analyse les conditions de “composabilité” de l’espace ainsi défini. L’étude de Michèle Sinapi qui clôt cette section nous éloigne quelque peu de la direction qui vient d’être ouverte, puisqu’il y est question de la construction du logos politique chez Platon. Cependant, Sinapi se réfère à une notion d’espace qui reste ancrée dans son rapport à la représentation, car elle vise à montrer que la construction en question apparaît comme le déploiement “d’un certain dispositif spatial” en rapport avec une théorie de l’image.

La prétendue “abstraction” de la musique du XXème siècle peut très bien être appréhendée comme, au contraire, une évolution vers le “concret”. En effet, depuis Edgar Varèse, puis la décomposition “paramétrique” des sériels et la resynthèse xenakienne et ligetienne, la représentation du “matériau” musical sous la forme d’un espace à n dimensions devient de plus en plus précise. La catégorie du matériau tend à tout englober (même la forme) et s’identifie finalement au son lui-même [8] . Cinq textes dans le présent volume explorent cette nouvelle direction, qui traite des relations entre espace et son. Hugues Dufourt montre justement que c’est sa génération — celle de la musique “spectrale” — qui a généralisé l’expression “espace sonore” comme synonyme de la totalité sonore (et donc musicale, dans le cas de la musique spectrale). Car, ayant bénéficié des acquis de l’informatique musicale, elle est parvenue à une représentation quasi-exhaustive du phénomène sonore. Le texte de Frank Pecquet explore la même direction. Pour Pecquet, l’intégration de plus en plus poussée de l’espace dans la pensée musicale du XXème siècle signifie la recherche d’une prise en charge totale du sonore. Roberto Casati et Jérôme Dokic développent une théorie du son qui rend mieux compte des rapports étroits que celui-ci entretient avec l’espace. A l’encontre de la conception “physicaliste” du son, leur théorie — qu’ils nomment “théorie événementielle”— postule que les sons ne sont pas des ondes, qu’ils “sont des événements intéressant un corps sonore” et qu’ils “ne se déplacent pas de ce corps jusqu’à nous”. Avec Vita Gruodyté, nous revenons à l’analyse de la musique récente. Son texte analyse “quelques configurations perceptives de l’espace” qui sont — nous semble-t-il — étroitement apparentées à la conception d’une musique qui s’identifie au déploiement du son dans l’espace. Enfin, Makis Solomos met en relation le phénomène de la spatialisation de la musique (au sens précisé ci-dessus) avec sa rationalisation. Puis, il propose d’accorder une valeur paradigmatique à l’expression “espace-son” en tant qu’issue logique à cette rationalisation qui, en même temps, se déleste du pessimisme adornien.

Une cinquième direction des recherches sur l’espace et la musique que propose ce volume n’est pas neuve, bien que toujours aussi fertile : elle se sert de l’espace comme métaphore, à des niveaux variés. Les auteurs réunis ici utilisent principalement deux métaphores. La première renvoie sans doute à la plus ancienne acception du mot “espace” en référence à la musique, une acception qu’on rencontre déjà chez chez Aristoxène de Tarente [9]  : “l’espace tonal” (l’espace des tons qui, dans ce sens, deviennent “hauteurs”), qui induit les notions spatiales “d’intervalle” (pour les relations entre les tons), de “haut/bas” (pour aigu/grave), etc. On devrait se demander s’il s’agit réellement d’une métaphore : on pourrait, par exemple, prendre le mot métaphore dans son sens étymologique (“transport”), d’origine spatiale… Si l’on se réfère à Francis Bayer, auteur d’un ouvrage fondamental sur “l’espace sonore” (dans le sens en question) dans la musique contemporaine, on répondrait par la négative [10] . Quant au présent volume, le premier auteur de cette section, Michel Fischer, tend à répondre implicitement par l’affirmative. Dans son texte, il analyse quatre œuvres pour piano du XXème siècle (de Debussy, Ravel, Messiaen et Boucourechliev) et met en évidence certains symbolismes qui découlent d’une utilisation particulière de l’espace des hauteurs. Le second auteur, Alessandro Arbo, pencherait plutôt — nous semble-t-il — vers une conception littérale du mot “espace” appliqué aux tons musicaux. Son article se penche sur Condillac et, à travers une problématique sur l’intervalle, pose la question de la “trace du son”. Les quatre autres auteurs réunis dans cette section utilisent le mot “espace” dans une même autre acception métaphorique : ils se réfèrent au vécu du compositeur. Christian Hauer étudie la trajectoire de Schönberg et distingue entre “espace-schème” (“une structure achronique fondamentale susceptible d’être décrite de manière abstraite et représentant un ensemble de relations”) et “espace-œuvre (qui concrétise un espace-schème). Son propos est de mettre en relation l’espace-schème à “l’identité narrative” (concept emprunté à Paul Ricœur) des œuvres de Schönberg. Mihu Iliescu se focalise sur Xenakis et tente de mettre en rapport ses “masses” sonores avec “certains comportements caractéristiques des foules humaines”, notamment par l’intermédiaire de la pensée d’Elias Canetti. Puis, il aborde de front la question de l’éventuel aspect totalitaire de ces masses, question à laquelle il répond dialectiquement, pourrions-nous dire. Apollinaire Anakessa Kulukula traite d’un compositeur, Jean-Louis Florentz et d’une œuvre, son Requiem, qui emprunte certains éléments symboliques à l’Afrique noire. Dans son texte, il met en évidence “l’organisation spatiale” de ces éléments. Nicolas Darbon oppose deux compositeurs, Wolfgang Rihm et Brian Feneyhough quant à leur exploitation de l’espace. Il définit l’espace à la fois comme “acoustique”, “graphique”, “scénique”, mais aussi “mnésique” et suggère un déplacement “de l’ancienne dialectique naturalisme/symbolisme, réalité/déréalité vers un binôme réel/virtuel é définir”. Le texte final d’Eero Tarasti prête à la notion d’espace le sens de “situation”. Il élabore une “sémiotique existentielle” qui serait à même de décrypter, pour chaque compositeur, la récurrence de situations particulières, qu’il propose d’analyser avec les outils de la logique élaborée par Georg Henrik v. Wright.

La section Espace et lieu propose au lecteur une sixième direction pour explorer la notion d’espace musical. Il n’est guère besoin de nous étendre sur la définition de l’espace qui y est  présupposée : il s’agit de l’espace concret, de la scène ou salle de concert, de l’espace architectural qui abrite (ou n’abrite pas, comme dans les concerts en plein-air) la musique. Le lecteur regrettera peut-être ici l’absence de textes évoquant les relations entre musique et architecture [11] ou analysant des musiques de l’après 1945 écrites pour (ou étroitement liées à) un lieu particulier (Hymnen de Karlheinz Stockhausen, la Légende d’Eer de Iannis Xenakis, Quodlibet d’Emmanuel Nunes, pour n’en citer que trois) ou encore, traitant du nouvel art des  “installations sonores” [12] . Cependant, les trois auteurs de cette section abordent des sujets originaux. François Picard témoigne de ses enregistrements de musiques chinoises, qui posent sans cesse le problème de la disposition spatiale des musiciens. Par ailleurs, il évoque le concept chinois d’espace à travers la “métaphore de l’internode”. Leigh Landy décrit certaines de ses expériences avec son ensemble de “performances” (au sens anglais du terme), qui sont étroitement liées aux lieux dans lesquels elles se déroulent. Son texte prône aussi une ouverture de la création aux amateurs. Patrice Hamel s’intéresse aux relations entre la musique et la scénographie. Refusant un rapport d’illustration ou de fusion, il recherche leur “autonomie articulée”, c’est-à-dire leur assemblage par rapport à des aspects précis, lesquels sont en définitive de nature spatiale.

Avec la section Spatialisation du son et délocalisation, nous entrons dans un domaine en quelque sorte opposé au précédent. L’espace est à nouveau celui physique, mais il est question de musiques qui, parce qu’elles explorent la mise en mouvement du son — au moyen du haut-parleur dans la musique électroacoustique ou par des trajectoires calculées d’un instrument à un autre dans le cas de la musique instrumentale —, convergent vers sa délocalisation. Les réalisations en la matière sont innombrables et souvent bien connues [13] . C’est pourquoi Jean-Yves Bosseur, qui introduit cette section, tout en mentionnant les pionniers du XXème siècle (Varèse, Stockhausen, Xenakis, etc.), s’intéresse aussi à des artistes dont la réputation est moins affirmée (Marian Zazeela, Llorenc Barber, Dorothée Selz, Jacques Serrano, etc.). Par ailleurs, il s’interroge sur la viabilité des frontières entre arts (notamment musique et arts plastiques), qui sont remises en question par la transgression de la dualité temps/espace. Flo Menezes présente une analyse précise des grandes oppositions quant à la conception de la spatialisation du son dans la musique électroacoustique. Après le clivage historique musique concrète/électronique (la première spatialise le son après la composition, alors que la seconde intègre la spatialisation dans la bande), il mentionne le cas des musiques interactives (instruments-électronique) et conclut sur une quatrième attitude, de nature “syncrétique”. François Bayle aborde de front la question de la délocalisation, inhérente à toute musique électroacoustique. Il définit aussi des catégories spatiales et suggère de travailler sur les “défauts” de l’espace : “pièges, trous et bosses, formes et reflets, illustrent ce que j’ai désigné comme les "défauts" de l’espace, celui des sons comme de l’audition”, écrit-il. La table-ronde qui suit (avec François Bayle, Eric Daubresse, Pierre-Alain Jaffrennou, François Nicolas, Jean-Claude Risset et Makis Solomos) aborde un grand nombre de sujets à propos de l’espace en électroacoustique : la notion “d’image-de-son”, les différences entre l’espace virtuel et l’espace réel, la question de “l’absence” (liée à la délocalisation), l’écriture de l’espace, entre autres. Enfin, en dénouant les deux expressions (spatialisation et délocalisation) qui tissent la trame de cette section, François Noudelmann souligne l’ambiguïté du statut de l’espace dans la musique du XXème. Parce qu’elle vise une maîtrise de “l’étendue”, la spatialisation du son a un côté totalitaire, estime-t-il ; par contre, la délocalisation — que Noudelmann appréhende par une étude (fondée sur Sartre et sur Merleau-Ponty) de la place de la conscience et de la corporéité de l’espace — aboutit à un espace conçu comme “espacement”, “déroute” ou “déliement”.

La direction des recherches sur l’espace indiquée par les textes précédents montre combien il est facile de passer d’un extrême à l’autre, de l’une à l’autre des définitions limites de l’espace que nous mentionnions au début de cette introduction : en “immergeant” l’auditeur dans le son, la spatialisation convoque un espace sans “failles”, “trous” ou “déchirures” et renvoie aisément au fameux sentiment “océanique” — tant contesté par Freud [14]  — que berce l’illusion d’une totalité aimable, d’une présence intégrale ; simultanément, cette même spatialisation, en délocalisant le son, nous conduit irrésistiblement vers l’absence, en quelque sorte le vide, le silence. Cette dernière direction est explorée dans la section ultime de ce recueil, Espace et intériorité. Carmen Pardo, partant de Platon, propose un itinéraire à travers trois moments philosophico-musicaux qui établissent un rapport entre le penser et l’écoute de la musique, par le biais de la notion d’espace. Elle tente ainsi de circonscrire une musique qui ouvrirait “son propre espace”, celui d’un espace en mouvement et conclut : “On pourrait alors affirmer que réfléchir sur la musique n’est pas une métaphore pour la pensée, que l’écoute du sonore peut devenir une invitation à entendre aussi l’écoute de la pensée, à faire attention à cette mélodie silencieuse”. Pour François Makowski, qui se fonde sur la phénoménologie et sur Heidegger, “l’espace c’est ce qui reste quand il ne reste plus rien, ce qui reste quand il manque tout, quand tout fait défaut”. Par ailleurs, Makowski tente d’appliquer les distinctions entre étendue, lieu et espace à la musique. Ivanka Stoianova examine les liens étroits, chez Luigi Nono, entre espace et silence : l’un comme l’autre valent comme ouverture à l’Autre. Son texte appréhende l’espace chez Nono à plusieurs niveaux : la spatialisation de la matière sonore, celle du texte poétique dans certaines œuvres et enfin l’espace intertextuel.

Le tout dernier écrit renvoie le lecteur à la couverture de ce recueil : Déborah Blocker analyse le travail du peintre Francis Brun qui nous a gracieusement autorisé à reproduire ses dessins. Par ailleurs, nous tenons à remercier Marianne Lyon et Katherine Veyne (CDMC) ainsi que Jean-Yves Bosseur (Université Paris IV-Sorbonne), sans l’appui et l’aide desquels le colloque, qui se trouve à l’origine de ce volume, n’aurait pas pu avoir lieu. Hugues Genevois (Direction de la Musique et de la Danse, Ministère de la Culture) nous a permis de trouver les financements nécessaires pour sa réalisation. Enfin, Pierre-Albert Castanet, Nicolas Darbon, Mihu Iliescu, François Noudelmann, François Picard, Michèle Sinapi et François Nicolas, outre leur contribution originale à ce livre, ont bien voulu relire avec nous les épreuves : nous les en remercions vivement.

Makis Solomos

Pour commander ce livre :

www.harmattan.fr



[1] Notons que la problématique philosophique sur l’espace a bénéficié d’un regain d’intérêt récent. Parmi les publications immédiatement antérieures à ce colloque : Le temps et l'espace, Paris, Ousia, 1992 ; revue Epokhè n°4, 1994 ; revue Les Cahiers philosophiques de Strasbourg n°1, 1994.

[2] Les écrits sur l’espace en musique (le plus souvent en référence à la musique du XXème siècle) forment déjà un corpus imposant : nous renvoyons aux innombrables références bibliographiques des textes réunis dans ce volume.

[3] Cf. Ingarden (Roman), Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ?, trad. D. Smoje, Paris, Christian Bourgois, 1989. La première rédaction de l’original allemand date de 1928.

[4] Cf. Husserl (Edmund), Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, Paris, P.U.F., 1964, §3ss.

[5] Cf. Bergson (Henri), Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, P.U.F., rééd. 1993, passim.

[6] Cf. Adorno (Theodor W.), “Musique et nouvelle musique” (conférence de 1960), dans Quasi una fantasia, trad. J.-L. Leleu, Paris, Gallimard, 1982, pp.280-281.

[7] Dans le sens le plus direct du mot “représentation”, on pensera bien entendu à l’invention de la notation musicale occidentale qui met en relation l’“espace” tonal (des hauteurs) avec le déroulement temporel.

[8] Il est d’ailleurs à noter que la notion de “matériau” (anciennement : “matériel”), bien que non récente — on la rencontre déjà au VIIème siècle, chez Isidore de Séville par exemple : cf. Duchez (Elisabeth), “L’évolution scientifique de la notion de matériau musical”, dans Barrière (Jean-Baptiste) (éd.), Le timbre. Métaphore pour la composition, Paris, Christian Bourgois, 1991, p.48 — a surtout été exploitée à partir des années 1930, notamment avec Theodor W. Adorno et son débat avec Ernst Krenek (cf. paddison (Max), Adorno’s Aesthetics of Music, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, chap.2).

[9] Dans ses Armonika Stoiceia. Cf. Bélis (Annie), Aristoxène de Tarente et Aristote : le Traité d’harmonique, Paris, Klincksieck, 1986, notamment le chapitre “L’espace sonore”.

[10] Cf. Bayer (Francis), De Schönberg à Cage. Essai sur la notion d'espase sonore dans la musique contemporaine, Paris, Klincksieck, 1981, introduction.

[11] Pour une synthèse de ces relations, cf. Forsyth (Michael), Architecture et musique. L'architecte, le musicien et l'auditeur du XVIIème siècle à nos jours, Liège, Mardaga, 1987.

[12] Parmi les écrits les plus récents sur les installations sonores, nous renvoyons à szendy (Peter), “Installations sonores ?”, Résonances n°12, 1997.

[13] Toute histoire récente de la musique du XXème siècle comprend, en règle générale, un chapitre sur ces réalisations.

[14]